samedi 2 février 2008

Chapeau, l’espion !

Chapeau, l’espion !



Chapter one


Alex relève brusquement le nez de son bouquin, un bouquin gros comme un dictionnaire, cadeau de Julia, l’amie de Jonathan Cap. La veille de son quatorzième anniversaire, il y a tout juste quinze jours , c’est arrivé par la poste , un gros paquet expédié directement par W.H. Smith, libraire à Londres , avec un court message, à la manière pas bavarde de Julia : ‘’ quatorze ans déjà ! Happy birthday !’’ quand il a vu ce gros paquet, Nico a été pas mal jaloux d’Alex. On a beau être frangins, ça n’empêche pas la rivalité… elle est comme ça, Julia quand elle aime quelqu’un, elle ne fait pas de phrases, la copine à J.C., comme dit Nico quand ses potes du quartier l’interrogent : ‘’ qui c’était la belle nana qui t’accompagnait tous les jours à la piscine, l’hiver dernier ?’’

Quand il est de bon poil, Nico explique qu’elle est, depuis plus de dix ans, la fiancée de son oncle Jonathan Cap, depuis la fin des Rocking Boys. Mais ils ne vivent pas vraiment ensemble. Ils ne restent jamais assez longtemps au même endroit ni l’un ni l’autre. Jonathan Cap, à cause de tous les amis qu’il s’est fait dans le monde entier quand il était une star de la pop music ; Julia Maybridge, elle , à cause de son métier de journaliste, mais surtout parce qu’elle a la bougeotte . Elle ne se plait que dans les jets et les hôtels intercontinentaux…

Alex s’est replongé dans son Shakespeare, œuvres complètes. C’est au tour de Nico de lever vivement la tête. Il écoute comme s’il avait entendu un bruit pas ordinaire, son petit tournevis d’électricien suspendu au-dessus du talkiwalki qu’il est occupé à désosser.
__ Hé, Al, t’endends ? On n’entend plus rien !
__ Hum !
Une fois sur deux, Alex s’éclaircit la gorge avant de parler, un tic imité du grand J.C. lui-même. Quand ils sont ensemble, ils se comprennent rien qu’à leur manière de faire : « Hem ! Hum ! Hem ! Hum ! »
__ Bizarre ! On n’entend plus la rue !
Nico traverse d’un bond leur chambre jusqu’à la fenêtre qui ouvre sur la rue de Vaugirard, la rue la plus longue et, d’habitude, la plus bruyante de Paris.
__ Hé, Al ! La rue est bloquée par les flics ! Laisse tomber ton pavé, viens voir ! Y en a partout. Ils empêchent les gens d’approcher…
__ Mme…d’approcher de quoi ?
___ De l’entrée de notre immeuble !
Alex n’a pas le temps de toussoter. Nico est ment claque. Il méprise l’ascenseur, dévale l’escalier pour être plus vite en bas.
*
La chose gît au milieu du hall, éventrée, à même le dallage impeccable. La propreté, pour Mme Fernandez, la concierge, c’est un idéal élevé. Malheur à ceux qui ne s’essuient pas les pieds sur les grands paillassons au bas de chaque escalier ! Elle poursuit, plantée au milieu de la cage d’escalier, de sa vois aigue de pipelette. ‘’Et qu’est-ce que vous direz quand cet immeuble sera devenu tellement crasseux que plus un français ne voudra y habiter, hein ? ‘’ Elle n’aime pas les étrangers, Sarah Fernandez. C’est son seul très gros défaut.

Pour l’instant elle pleure, cerné par une demi-douzaine de flics et de pompiers. Elle hoquette. Elle ne s’en remettra jamais, affirme-t-elle entre deux gros accès de larmes. Si seulement son pauvre mari pouvait être là ! Mais il vient tout juste de partir pour un travail. Heureusement, Mme Fernandez aperçoit Nico.
____ Nicolas ! Mon petit Nicolas ! Jamais je ne me le pardonnerai, jamais ! En quarante ans de loge, jamais une chose pareille ne m’était arrivée !

Et voila repartie à sangloter, serrant Nico contre sa blouse bien propre, bien rembourrée. Le plus bizarre pour Nico, c’est que les pompiers et les flics n’ont pas l’air de trouver la situation bien tragique. Il y en a même plusieurs qui rigolent franchement en remuant leurs grands pieds chaussés de brodequins à clous sur le pauvre parquet ciré de la veille.

____allez, madame Fernandez, n’y pensez plus, ce n’est pas si grave. Personne ne vous en voudra. Vous faire exactement ce qu’il fallait et vous avez eu raison de nous alerter. Avec tous ces attentas dans paris, c’était la seule chose à faire !

Il a l’air bien brave, le maréchal-des-logis-chef, pour un maréchal-des-logis-chef. Il range son calepin dans sa vareuse et aboie en direction de ses subordonnés :
____bon les gars, c’est terminé ! Vous remballez le robot et de déminage et vous rétablissez la circulation dans la rue !
____a vos ordres, mon maréchal-des-logis-chef ! Qu’est-ce qu’on fout des journalistes, mon maréchal-des-logis-chef,
____veux pas l’savoir ! Qu’ils s’adressent aux pompiers, z’ont qu’ça à foutre !


Cinq minutes plus tard, debout sur une chaise piquée dans la loge (une belle chaise à dessus de cuir que les Fernandez ont rapportée de leur voyage de noces an Andalousie !), le capitaine Février, son beau casque intégral doré sous le bras gauche, tient une rapide conférence de presse.
__ Messieurs, nous avons été appelés à 9h04 par le commissariat de police du 15e, lui-même alerté par un rappel téléphonique, à8h47, de rue de Mme Sarah Fernandez, concierge au 157 de la rue de Vaugirard, pour un colis suspect apporté par le proposé des PTT. Mme Sarah Fernandez a remarqué que l’objet, posté à Barcelone, Espagne, émettait un bruit anormal de réveille-matin. Craignant d’être en présence d’une machine infernale, elle a abandonné l’objet dans la hall de l’immeuble et a immédiatement prévenu les autorités…
__ Hé, capitaine ! A qui était-il adressé, ce colis ?
__ A MM. Alex et Nico Vernon, habitant l’immeuble, et…
Nico n’écoute pas la suite du baratin. Il se précipite hors de la loge. Le colis est à la même place, déchiqueté par les pinces du robot démineur. Au milieu des frisons, un très gros réveille-matin au cadran décoré avec des personnages de Walt Disney. Le découpage de la grande aiguille imite le profil de Peter Pan s’envolant par la fenêtre de Wendy, la petite aiguille, celui de Jimmy Jonson, le petit dieu vivant de la pop music. Un peu froissée mais pas déchirée, il y aussi une enveloppe assez épaisse. Nico embarque le tout sous son bras et s’éclipse dans l’escalier. Il percute Alex qui, avant de sortir, a changé de chaussures, enfilé un gilet et cherché en vain son écharpe, probablement enfuie par Nico sous un tas de B.D.
__ On remonte ! Y a un colis pour nous !
__ Hum ! Mais quoi ? tu peux m’expliquer ce qui se passe ?
__ t’occupe pas !... regarde, ça vient de Barcelone !
__ crois-tu que ça vienne de Jonathan ?
__ possible ! C’est bien son style, provoquer une fausse alerte à la bombe sans se douter de rien !
Dans l’enveloppe, deux billets d’avion de Paris à Barcelone pour le lendemain…
__ ça ne peut être que Jonathan…
__ attends ! Y a une bafouille !
__ donne ! Je vais la lire ! Hum !... « Palacio Catalunya, le 7 novembre… Chers petits amis, ze souvenir que vous il z’aimer les farces. Z’ai spère qu’elle celle-ci z’a fait rire vous ! Hi ! Hi ! Hi ! »
__ C’est pas J.C., c’est Zigarmore, le magicien qui rate tous ses tours ! Qu’est-ce qu’il dit ? Allez, à moi !
Nico fauche la lettre et saute sur son plumard.
__ … « Z’ai spèrer que le pendoulette elle vous plaire ! Elle être très zolie la sonnette ! Spèrer que vous venir dans le Mundial de la mazie, trois zours de mazie zéniale ! Venir le 13 noviembre, palacio Catalunya. Vos chambres être retenues. Hi ! Hi ! Hi !
Signé : votre ami le plus grand mazicien du monde.
P.S. Z’oubliez pas faire sonner la pendoulette si vous vouloir pas rater l’aéroplane ! Hi ! Hi !hi ! Hi ! ‘’ … ouais ! Génial !

Le plus dur, ça va être de convaincre leur chère mère. Elle se méfier des voyages de ses fils, maman Vernon. Elle n’a pas tort. Ils n’ont pas leur pareil pour se fourrer dans des aventures impossibles, toutes plus dangereuses les unes que les autres ! C’est vrai que, cette fois-ci, ce n’est pas son frère Jonathan qui les invite. Celui-là, quand elle y pense, quelle belle vie il a ! … à quinze ans, il était déjà connu de toute la jeunesse d’Angleterre. A dix-huit, toutes les jeunes filles du mode rêvaient de l’épouser et tous les garçons de l’assassiner pour prendre sa place de chanteur vedette de plus célèbre groupe de pop music de la planète, les fameux Rocking boys… et depuis que le groupe s’est séparé, il n’a rien de mieux à faire que voyager de palaces en palace pour essayer de dépenser une petite partie de tous les dollars qu’il a gagné. Et comme il s’ennuie, qu’il se mêlé à des histoires impossibles. Si au moins il n’y entraînait pas les deux garçons !

Alice Vernon soupire. Ses doigts ne courent plus sur le clavier de la machine à traitement de texte. Quelle barbe de taper à longueur de journée ces thèses de médecine, toutes plus ennuyeuses les unes que les autres ! Ce qu’ils peuvent être prétentieux, tous ces futurs grands spécialistes ! C’est toujours urgent de taper leurs chefs-d’oeuvre. A peine polis quand ils viennent chercher le travail, mais, pour payer, jamais pressés ! Ce n’est pas quelle ait vraiment besoin de gagner sa vie. Papa Minestrone, son second maris, le lui répète assez souvent : elle pourrait bien se dispenser de travailler. Mais elle n’y tient pas. Quand le père d’Alex et Nico est mort brutalement, il a bien fallu qu’elle fasse bouillir la marmite. On ne sait jamais…
___ Alors, m’man ?
La patience, Nico, ce n’est pas son fort. Alex et plus habile. Il se penche sur l’écran de la machine et susurre :
___ Excoriation, ça s’écrit conne ça ?
Il sait que leur mère ne supporte pas qu’on se mêle de son travail. Ça ne rate pas.
____ Oh ! Et puis vous m’embêtez ! Allez-y donc ! Au moins je ne vous aurai pas dans mes jambes pendant toutes les vacances !

Ce que maman Vernon ne dit pas, c’est qu’elle n’est pas fâchée de les voir s’éloigner un peu de paris. Hier encore, une bombe a explosé sur le trottoir devant un grand magasin. La veille, c’était dans un bureau de poste. Comment tout ça va-t-il finir ?
__ Mais débrouillez-vous pour préparer vos bagages. Je n’ai pas le temps de m’en occuper !
Alex et Nico lui sautent au cou. Nico l’oblige à se lever, la prend par la taille et l’entraîne dans un pas de tango à sa façon. Alex ricane. Il ne sait pas danser :
__ Hum ! le tango, c’est en Argentine ! En Catalogne, on danse la sardane !
__ Jaloux ! C’est quoi la Catalogne ?
__ Ignorant ! C’est la région dont Barcelone est la capitale. Elle s’étend de la frontière française jusqu’au delta de l’Èbre, tout au long de la façade méditerranéenne, et…
__ ça va, ça va, monsieur-le-dictionnaire ! On s’en fiche de ta géographie !
__ si vous voulez vous disputer, allez le faire dans votre chambre !
__ oui, manman chérie !
Et les deux loustics se réconcilient, chacun faisant claquer un gros baiser très sonore sur chaque joue de manman.


Rendez-vous en l’air



Papy Renard conduit sans desserrer les dents. Pourtant il devrait être content. Le moteur de son taxi tout neuf ronronne sur l’autoroute du Sud. Dans l’habitacle, ça sent le faux cuir neuf, le plastique fraîchement démoulé, le cendrier vide. Transporter Alex et Nico jusqu’à Orly, ça ne devrait pas lui déplaire. Bizarre qu’il n’en profite pas pour bavarder avec ses deux chouchous. Il n’ouvre la bouche que pour rouspéter contre tous ces chauffeurs à la noix qui doublent à droite, lui font des queues de poisson, ou qui ne roulent pas assez vite sur l’autoroute du Sud.
__ Y en a qui f’raient mieux de rester chez eux ou de prendre un taxi ! C’est impensable !
Puis il se renferme dans son silence et ne marque plus sa mauvaise humeur qu’en poussant de temps en temps un soupir nettement forcé. Nico et Alex savent bien pourquoi : ça ne lui plaît pas, ce voyage. Pas parce qu’ils vont à Barcelone. Pas tellement à cause de l’avion ; toutes les précautions sont prises ; on radiographie les passagers , les bagages, on fouille tout ce qui paraît suspect . Mais c’est à cause de l’aéroport : comment voulez-vous empêcher un terroriste de déposer sa bombe au milieu de tout ce fouillis de bagages, de toute cette foule ? Papy Renard n’est pas encore remis de ce qui lui arrivé la veille, pendant que mme Fernandez se faisait peur et affolait tout le quartier avec la lettre de Zigarmore. Quand il est rentré de la préfecture de police, où il était allé rechercher la carte grise de son nouveau taxi, il était plus blanc que la belle nappe bien propre que mamy renard venait de repasser. Il s’est effondré sur une chaise.

‘’ Ah, ma pauvre mamy ! Tas failli plus me revoir ! … figure-toi que j’arrive sur le pont Saint-Michel, je tourne à droite sur le quai du Marché Neuf… qu’est-ce que je vois ? … une belle place contre le trottoir de gauche ! Tu parles d’une veine, à dix mètres de l’entrée de la préfecture de police !... je m’avance vers le planton. A peine s’il me regarde. Passez ! Qu’il me fait signe de la main. Ah, on peut dire qu’ils l’ont cherché, c’qui est arrivé !... bon ! J’vais directement au bureau des cartes grises. Y avait pas mal de monde. J’prend les formulaires au premier guichet, j’remplis tout ça sans m’presser. Qu’est-ce que c’est imprimé petit !... rev’nez dans vingt minutes, qu’elle me dit, la petite, sûrement une nouvelle, pas encore dégourdie mais bien gentille … bon ! j’me dis, en vingt minutes j’ai rien de temps de faire. J’vais aller m’en rouler une dans la cour. J’fais comme ça tout le tour de la cour, sans me presser, deux ou trois fois, le temps de fumer ma cigarette. J’passe et repasse devant le bureau des permis de conduire. Y avait encore plus de monde qu’aux cartes grises ! Bon ! j’me dis, il va être temps. Je r’tourne sans me presser aux cartes grises, à… quoi ? Cinquante mètres des permis de conduire… ma pauvre mamy ! Heureusement qu’t’étais pas avec moi ! T’en s’rais morte de peur ! Je pousse la porte vitrée… VLAM ! DADANG !!Impensable, le fracas qu’ça fait ! Dix fois comme le mur du son ! Et aussitôt le grand silence, comme si tous les bruits s’étaient arrêtés… alors une voix a dit, une voix de femme : ‘’ ça y est !’’ je réagissais pas. Personne réagissait. Un long moment après on a entendu les premiers cris. On a vu les gens jaillir en hurlant dans la cour et la fumée qui sortait par la porte, par les fenêtres défoncées du bureau des permis de conduire. Alors ç’a été la panique. Tout le monde voulait se sauver. Dans la cour, on courait dans tous les sens. Y avait des flics qui regardaient sous toutes les bagnoles. J’ai fait comme eux. Quelqu’un avait crié :’’attention, y en a une autre !’’ on voulait tous se sauver dans la fermer tous les portails. Renard, t’es fait comme un rat ! J’me suis dit. Y avait un grand type à lunettes qui a laissé tomber son parapluie, juste devant moi. J’ai même pas pensé à lui ramasser. Ces cris, ces plaintes qui sortaient du bureau ! et une drôle d’odeur acre, un peu piquante , pas désagréable… misère ! v’qui est drôle, c’est que tout le monde s’est vite calmé. On s’est approchés à plusieurs pour porter secours mais les flics nous ont écartés. On s’est regroupés sous le proche le plus éloigné. J’devais pas avoir l’air bien car un agent m’a pris le bras et m’a regardé en hochant la tête. lui aussi, ça se voyait qu’il se retenait de chialer…on a vu passer les premiers blessés, ceux qui pouvaient marcher, une femme, le visage ensanglanté, soutenue par deux inspecteurs . L’horreur, mamy, l’horreur ! Je sais pas combien de temps on est restés là, à regarder sans les voir les pompiers, les ambulances qui tournaient à l’autre bout de la grande cour. Au bout d’un long moment, ils ont rouvert le portail. On est tous sortis comme des zombies. Eh bien, figure-toi qu’ils n’ont même pas relevé nos identités ! Si les terroristes étaient encore à l’intérieur, ils ont pu ressortir avec tout le monde. C’est impensable, ça, impensable !’’


L’aéroport d’Orly sud est en état d’alerte maximale. Des flics partout dedans, dehors, le long des voies d’accès, sur les toits de l’aérogare…a peine le taxi a-t-il stoppé devant la porte d’accès aux départs, en voila trois qui rappliquent, le fusil de guerre à la main, engoncés dans leurs gilets pare-balles, le visage crispé. Alex et Nico ont trente secondes pour attraper leurs sacs à dos dans le coffre et embrasser Papy Renard. Pas question qu’il abandonne son taxi quelques minutes pour les accompagner à l’intérieur. Circulez !
Dans le grand hall des départs, pas gaie, l’ambiance. D’habitude, comme partout où il y a du monde, les gens ont plutôt tendance à se tasser dans les mêmes coins. On le voit bien à la plage… ça s’appelle l’instinct grégaire. Ici, c’est le contraire. Chaque type ou chaque famille essaient de se tenir le plus loin possible des autres. on se regarde en dessous. Tout le monde suspecte tout le monde. Pas question de s’écarter de plus d’un mètre de ses bagages. Aussitôt cent regards méchants surveillent si vous n’allez pas vous enfuir en courant, abandonnant une machine infernale au milieu de la foule… pour une fois on entend distinctement les annonces des arrivées et des départs. Les voix des hôtesses, dans le silence inhabituel, paraissent encore plus extraterrestres qu’à l’ordinaire.
« Vol Ilberia n° 741, en provenance de Londres et à destination de Barcelone, embarquement immédiat porte 15… »
Alex et Nico sont les premiers à s’avancer vers les CRS qui barrent carrément la porte. Nico tend sa fiche d’embarquement. Ils s’écartent pour le laisser s’engager sous le portique de détection. Ça ne rate pas : sonnerie, lumière rouge qui clignote. Les flics l’entourent aussitôt.
__ vide tes poches !
Nico, pas mécontent de son effet, sort lentement son gros couteau suisse, cadeau de Julia. Le flic le saisit avec précaution, l’examine avec soin…
__ repasse sous le portique !
Cette fois ça va. Nico récupère son couteau. Prudent, Alex sort de sa poche revolver son stylo Mont-Blanc et s’avance, le gros stylo noir dans sa main tendue… tout juste si les flics ne le couchent pas en joue en lui ordonnant de jeter son arme ! L’engin est dévissé ; ils se mettent de l’encre bleue plein les doigts. Pour finir, on le passe aux rayons X.
__ Ça va, allez-y !
Alex est si troublé qu’il pénètre dans la cabine sans s’arrêter devant l’hôtesse qui les accueille à l’entrée du Boeing 747.
__ Jeune homme, s’il vous plaît ! Je vais vous indiquer votre place !
La moitié des sièges sont déjà occupés par des voyageurs en provenance de Londres, plongés dans la lecture des magazines que les hôtesses distribuent après chaque décollage. Alex et Nico se retrouvent au milieu de l’avion. Nico s’est précipité pour avoir le siège contre le hublot.
__ Zut ! On est juste sur l’aile ! On va mal voir le paysage !
Alex, de plus en plus pâle, se tortille sur son siège.
__ Hum ! Crois-tu qu’il faut attendre le décollage pour y aller… ?
__ Où ça ?
__ Hum ! Aux…
__ Ch’ais pas. T’as qu’à lever le doigt et demander la permission à l’hôtesse !

Alex préfère attendre. Pourvu qu’on ne tarde pas trop à décoller ! Les hôtesses n’es finissent pas de placer de nouveaux voyageurs. Incroyable qu’on puisse loger tant de monde dans ce grand tube volant ! Quand il peut enfin se lever, après l’extinction de tous les voyants d’interdiction, il lui faut encore parcourir la moitié de la longueur de la cabine, jusqu’au minuscule cabinet logé dans la queue de l’appareil.

Il est passé devant elle sans la voir. Elle est tellement surprise qu’elle ne réagit pas tout de suite… quand il repasse, un bon quart d’heure plus tard, une jambe se glisse sournoisement en travers de l’allée. Alex se retrouve à plat ventre entre les deux rangées de siéges. Le Stewart se précipite pour l’aider à se relever ?
___ Que s’est –il passé, monsieur ?
___ Hum ! Il me semble que… hum ! Une personne m’a fait un croche-pied ! Hum ! je suis presque sûr que c’est cette dame…
La dame accusée, très lentement, abaisse le magazine qui dissimulait son visage. Ses grands yeux verts défient alex.
___ Salut, Alex ! Toujours aussi maladroit, à ce que je vois !
___ Ju… Julia !
Ça ! Pour une surprise ! Nico, rien ne l’étonne, mais quand, alerté par le cri d’Alex, il se ramène à son tour devant le siége de Julia, il en bégaie autant que Jonathan Cap quand il est troublé.
___ Ju… Julia ! Mais où tu… où tu vas ? D’où… d’où tu viens ?
___ D’où veux-tu que je vienne dans cet avion ? De Londres, bien entendu ! Et je vais à Barcelone rejoindre Jonathan, comme vous, je suppose.
___quoi ? Jonathan est aussi à Barcelone ? Mais on le savait pas !
C’est au tour de Julia d’être surprise…
___ Quand je vous ai vu monter à paris, je ne me suis pas montrée pour vous faire une surprise … j’ai cru tout de suite que Jonathan vous avait fait à vous aussi le coup du télégramme mystérieux !
Julia tire de son sac un papier bleu froissé qu’elle tend à alex.
___ Hum ! Poste centrale de Barcelone, expédié le 9 à 16 heures … c’était hier…
___ouais, et après, ça dit quoi ?
___ ‘’T.T.U. ___ STOP___R.V. palacio Catalunya___STOP___Attendre contact___STOP___prudense__STOP__signé J.C.’’
___ ça veut dire quoi, T.T.U.?
___ Très très urgent !
___ Ouais, ben s’il a des problèmes, il aurait pu nous prévenir aussi !
Vexé, Nico, Alex, lui, est inquiet. Pas Julia, plutôt furieuse que cette nouvelle lubie de Jonathan l’a obligée à interrompre le stage qu’elle suivait, dans un grand hôtel de Londres, un stage de télépathie.
___ C’est quoi, la télépathie ?
___ C’est la transmission de pensé entre deux personnes éloignées de plusieurs mètres ou plus…
___ Ah, ouais, une sorte de téléphone !
___ Presque, mais sans fil, sans micro, sans rien !
___ Ça se peut pas !
___ Mais si, mon chéri ! Tu veux que je te fasse une démonstration ? Attends… regarde-moi et pense très fort à quelque chose, il n’est plus très sûr de savoir encore penser, Nico.
___ Ben… heu…
___ non ! Ne le dis pas, penses-y seulement très fort !
Julia ferme les yeux, se concentre un long moment. Nico a trop chaud. Il transpire comme en plein soleil. Julia désigne du doigt un type assis à l’avant de l’avion. On n’aperçoit que ses cheveux ondulés, un peu longs.
____ Bon ! Je vais lui transmettre ta pensée !
____ Heu… tu crois ? T’es sûre que…
Julia, les sourcils froncés, fixe le type, juste au sommet de crâne, un vague sourire sur ses lèvres minces. Alex aussi sourit finement. Il n’y croit pas une seconde à ce truc. Mais voilà que le type sursaute, comme si quelqu’un l’avait appelé. Il se tourne vers ses voisins, cherche du regard vers l’avant de la cabine. Julia est toujours très concentrée. Elle a l’air de s’amuser beaucoup. Ça y est ! Le type se retourne. Son regard croise le regard intense de Julia. Il est rouge comme un coquelicot. Il transpire autant que Nico, qui manque s’étouffer en le reconnaissant.
__ Alain Lein ! C’est Alain Lein !
*
C’est bien lui. Le compagnon de leur terrible aventure en Amazonie est lui aussi dans ce 747 à destination de Barcelone. Qu’est-ce qu’il fabrique là ? il a l’air d’hésiter. Impossible qu’il ne reconnaisse pas Alex, Nico, ni surtout Julia qu’il aurait tellement aimé piquer à Jonathan Cap ! Il finit par se décider. Ça n’a pas l’air de l’enchanter tellement, le hasard de ces retrouvailles. Il déplie sa longue carcasse, toujours aussi maigre, toujours aussi élégamment emballée : Doc Martens aux pieds, pantalon et veste de flanelle savamment mal assortis, toujours son petit nœud papillon, toujours son air puni.
__ Miss Julia, chère amie ! Quelle surprise exquise ! Je n’eusse osé l’espérer… j’ose à peine le croire… je ne sais si je puis me permettre… oserais-je ?
__ Pfeu ! Ça y est ! Ça r’commence !
Tandis que Nico, écœuré par le parfum de l’élégant bafouilleur, passe sa main devant son visage, le bel Alain Lein baise impeccablement la main de Julia, digne comme une duchesse.
__ Qu’allez- vous faire à Barcelone, cher Alain Lein ? Toujours les services secrets ?
__ Heu… oui ! … enfin… non ! c’est-à-dire… figurez-vous, chère amie, que je ne m’appelle plus Lein… j’ai repris… oui, c’est cela, j’ai repris le nom de ma mère… quant au contre-espionnage, c’est également terminé. J’ai tourné la page. Je m’occupe maintenant de spectacles… heu… c’est cela, de spectacles.
__ Ah oui ? Quel genre de spectacles, dear ?
__ Prestidigitation, illusion, magie… figurez-vous que je me rends précisément à Barcelone pour assister au Mundial de la magie, où j’espère découvrir les attractions de mes futurs galas.
__ Quelle coïncidence ! Alex et Nico y seront également !
__ Ah ! Heu… charmante nouvelle !... et maintenant, chers amis, si vous voulez bien m’excuser, heu… je dois revoir quelques documents… des contrats, c’est cela, des contrats ! A bientôt, peut-être ! J’ai été ravi…
__ a très bientôt, dear ! Au fait, comment doit-on vous nommer, à présent ?
__ Heu …Belfent ! Charles-Henri Belfent !...oui, j’ai également changé de prénom…

__ je vois ! le prénom de votre père, je présume ?

__ Heu …c’est précisément !au revoir, chère amie !

__ Bye, Charly !




Jonathan cap manque à l’appel



Dans l’aéroport international de Barcelone, ambiance normale. Pas plus de force de police que d’habitude. On respire mieux qu’à paris. Julia n’aurait pas été fâchée d’apercevoir Jonathan cap dans la haie de parents, d’amis, d’hommes d’affaires venus attendre les voyageurs à la sortie de la zone internationale.mais pas la moindre écharpe jaune , la belle écharpe de soie trop longue que J.C ,porte depuis ses années de gloire. Tant pis ! On le retrouvera sans doute au palacio Catalunya, accoudé au bar devant un jus de tomate. IL bafouillera, s’excusera ; il se sera trompé de jour ou d’heure, fidèle à lui-même, en somme. Tiens ! Revoilà le bel Alain Lein, ou plutôt le beau Charles-Henri Belfent. Tant pis pour Jonathan !
__ Hello, Charly ! Où êtes-vous logé à Barcelone ?

__ Heu…je l’ignore encore, chère Julia. Quelqu’un doit venir me prendre à l’aéroport …

Un type, l’air pressé, bouscule Nico, s’arrête net à trois pas du groupe. Très brun, grosses moustaches noires, ses épaules trop carrées à l’étroit dans une veste en toile d’un beige douteux. Son estomac de gros buveur de cerveza, la bière espagnole, bâiller sa chemise en nylon .il adresse à Belfent un signe discret que tout le monde remarque, même alex.

__ Heu… pardonnez- moi, chère Julia, mes amis, je crois que voici mon homme… a plus tard, j’espère !

C’est clair. Il ne reste plus à Julia, Alex et Nico que l’espoir de trouver un taxi. Si vous avez déjà débarqué à l’aéroport de Barcelone, vous comprendrez ce que ça signifie, chercher un taxi pour se faire conduire jusqu’au centre de la capitale de la Catalogne .ce n’est pas que ça manque, les tacots jaune et noir. On en voit toute une armada qui passent et repassent, souvent à vide, mais impossible de comprendre quand et où ils acceptent de stopper pour vous charger, inutile même de leur faire signe .ils s’en foutent.

Charles-Henri et son gorille s’éloignent à pas pressés vers le parking des visiteurs. C’est Nico qui a la bonne idée :

___ On n’a qu’à demander à Charly de nous emmener. Son type a sûrement une grosse bagnole !

Pour une grosse bagnole. C’en est une ! Une Mercedes 200 vieille d’au moins vingt ans, couleur lie-de-vin. Ça pourrait être un modèle de collection sans les bosses un peu partout, l’aile droite neuve mais pas repeinte, les sièges au drap usé jusqu’à la trame. D’abord le gorille refuse tout net. Charly Belfent, au début, n’insiste pas. Il fait même un vague geste de la main, qui pourrait vouloir dire dégagez ! Ou quelque chose d’aussi aimable. C’est mal connaître Julia ! elle se campe bien en face de lui, les bras croisés très concentrés comme tout à l’heure dans le Boeing , fixant Belfent droit dans les yeux .sans un mot. Charly devient blanc comme sa chemise, pire, passe le dos de sa main tremblante sur ses yeux, bafouille quelque chose en espagnole. Le gros type préfère caler. En grommelant, il s’assesoit derrière l’immense volant de son char en ruine et attend que tout le monde ait pris place, vaste banquette arrière. Alex sent sous son séant un relief un peu géant.

___ Hum !.....je suppose que cet objet vous appartient ?
Il a tiré de sous le plaid qui couvrait sa place un lourd objet métallique noir, qu’il tend au chauffeur en le tenant par la partie allongée… un Magnum police 347 ! Le type, sans un mot, balance le machin dans un vide-poches et démarre sec. De l’aéroport à l’entrée de la ville, personne n’ouvre la bouche. Soudain, provenant de la boite à géants, un bourdonnement, suivi d’un bip… bip… le gorille étend se grosse main poilue, abaisse le couvercle : une radio ! Au lieu de saisir le micro et de répondre, il coupe le contact et repousse le couvercle, d’une tape rageuse. Alex a tout de même le temps d’apercevoir, à coté du récepteur radio, le canon noir d’un autre gros calibre … hum !

A l’ombre du grand auvent de toile aux couleurs de la catalogne qui protége l’entrée du palace, les chasseurs font leur sieste debout. Il faut que le gorille fasse mugir son puissant Klaxon pour qu’ils se remuent. Trois mômes à peine plus âgés qu’Alex se jettent sur les poignées des portières, un quatrième plonge dans le coffre d’où il extrait les sacs à dos des garçons. Pas de bagages pour Julia. Elle voyage toujours sans. Elle veut avoir les mains libres en toutes circonstances. Ce qui lui est nécessaire, vêtements, articles de toilette, produit de beauté, elle l’achète sur place ou le fait acheter par les chasseurs des palaces où elle descend. Pratique, non ?
Tout le monde sort de la voiture, y compris belfent. Lui aussi finalement, il est au Palacio catalunya ! Heu… quelle coïncidence, n’est-ce pas, chère Julia ?... Julia entend le gorille lui donner un rencart dans une heure, dans un bar à tapas du barrio chino et le petit troupeau, précédé des chasseurs en uniforme galonné, franchit le seuil du palace. Ils ont à peine fait trois pas sur les tapis épais du superbe hall d’accueil qu’un petit homme rondouillard se précipite sur eux, rigolard, volubile. Il se jette sur Alex et Nico, les embrasse à grand bruit :
____ Merci ! Merci, chers zamis ! Merci vous z’être venus !
Puis Zigamore embrasse Zulia. Il embrasse aussi Zarly et lui tire en douce son portefeuille qu’il glisse dans la poche du veston d’Alex, ni vu ni connu. Julia, qui n’aperçoit toujours pas ce monstre de Jonathan Cap, s’est avancée jusqu’au comptoir des réceptionnistes. Oui, il y a bien une chambre retenue à son nom…
____ Votre amie, la senora étrangère s’en est occupée, miss Maybridge !
____ Mon amie ? Quelle amie ? C’est mister Jonathan Cap qui doit s’en être chargé, vous devez faire erreur !
La jeune réceptionniste vérifie ses listes et confirme, avec un grand sourire : la chambre N 607, au sixième étage, a bien été réservée au nom de miss Julia Maybridge par miss Awa Amri ! Pas d’erreur possible. Non, on ne eut la trouver pour l’instant : sa clé est au tableau, elle a dû sortir… mais miss Maybridge pourra certainement la rencontrer ce soir au dîner, ou la demander plus tard dans sa chambre. Elle est au 606… Julia sent monter en elle une colère froide. Quoi ! Elle laisse tout tomber pour répondre à l’appel de Jonathan et tout ce que ce goujat trouve à faire, c’est de jouer l’homme invisible et de lui faire réserver une chambre par quelqu’un dont elle ne connaît même pas le nom, une femme, de surcroît ! Si elle les tenait, lui et sa senorita, ils passeraient un sale quart d’heure !
Alex et Nico, eux, sont ravis. Zigarmore a bien fait les choses. Chacun a sa chambre, au quatrième, mais pas question qu’ils s’y installent pour l’instant. Zigarmore a fait monter leurs sacs à dos par un garçon d’étage. Il les presse de le suivre dans l’un des innombrables petits salons du rez-de-chaussée du palace.
___ venez ! Ze vous montrer mon super-numéro pour grande réprézentation gala demain soir ! Hi hi hi !...
Quand Julia, pâle de rage, veut les rejoindre, ils ont déjà disparu. Il faut pourtant qu’elle passe ses nerfs sur quelqu’un. Le pauvre Charles-Henry, qui s’offre poliment à l’accompagner jusqu’à la porte de sa chambre, s’attendait à tout sauf à la baffe qui chaque sur sa joue droite, preuve que Julia est gauchère…
___ Mais… chère Julia ! N’allez pas imaginer… je me proposais seulement pour porter votre bagage…
____ Je n’ai aucun bagage ! Et si vous voulez m’être agréable, laisse-moi seule !
____ Parfaitement, ma chère amie ! Veuillez m’excu…
___ attendez ! Restez !
Elle a honte d’un seul coup, julia. Le pauvre Charly n’a pas mérité ça. Il n’est pour rien dans la mauvaise conduite de Jonathan Cap. Celui-là, il ne perd rien pour attendre ! Ah, il est trop occupé pour s’être chargé lui-même de réserver une chambre ! Eh bien elle aussi, elle va être très occupée !
___ Charly Darling ! J’ai été stupide ! Je ne vous ai pas fait de mal, au moins? Montrez-moi votre joue ! Mon dieu ! Mais on voit les marques des doigts ! Comment puis-je me faire pardonner ?... êtes-vous libre pour le dîner ? Oui, n’est-ce pas ! Passez me prendre à 8 heures dans ma chambre, ok ?
Dans l’un des petits salons réservés aux magiciens qui ont à répéter, Zigarmore rate, comme à son habitude, un tour sur deux.
___ Hi hi hi ! Si ça marcher à tous les coups, ça être moins drôle !
Son numéro de clown, en revanche, est très au point. Alex et nico en ont mal aux cotes. Voilà qu’il veut maintenant faire sortir une souris blanche d’un dé à coudre, un petit dé tout à fait ordinaire qu’il a posé bien à plat sur la tablette de verre d’un guéridon.
___ Attention, hein ! bien surveiller zigarmore pour qu’il pas tricher ! Hi hi hi !
De sa baguette magique, il dessine quelques signes cabalistiques trop prés du dé, qui se renverse.
___ Hi hi hi ! Raté ! Petite souris pas encore arrivée !
Pas plus de souris blanche sur le petit guéridon que dans la poche de nico … mais qu’est-ce qu’il y a donc dans celle d’Alex, qui gigote et mordille sa main, qu’il secoue, affolé : une souris blanche court sur sa manche, se hisse jusqu’à l’épaule et vient couiner dans sons oreille…
___ pas avoir peur ! Hi hi hi ! Petite souris elle manzer que la formaze !
Zigarmore récupère la bestiole, la range dans sa poche de veste.
___ maintenant, encore essayer avec le dé… hi hi hi ! Attention ! Vous bien mettre mains sur revenir se cacher ! Hi hi hi !
Il replace le dé minuscule, ferme les yeux, rigole… un petit coup de baguette… le dé ne bouge pas.
___ Ça marche, cette fois ! je sentir à marcher ! Nico, toi venir soulever le petit dé ! Hi hi hi ! Attention ! bien surveiller poches !
Nico s’approche, sa main gauche bien plaquée sur la poche gauche de son short ; la poche droite, il ne la quitte pas des yeux, tandis qu’il saisit le dé de sa main libre… rien là-dessous, naturellement ! Mais voici que quelque chose lui gratte la tête… la souris ! Pourtant le magicien ne s’est pas approché. Alex, qui ne l’a pas quitté des yeux, le jurerait !
___ Hum ! Co… comment avez-vous fait ?
___ Hi hi ! Ze sais pas ! C’est la souris ! Elle pas vouloir venir dans le dé. Encore raté ! Hi hi !
Dans la grande baignoire rose, Julia disparaît presque sous la mousse bleutée. Ça l’a détendue,ce bain bouillonnant. Superbe, la salle de bains ? Tout comme la chambre. Elle n’a pas mal fait les choses, cette senora Oua, oua. M. Jonathan Cap sait choisir ses collaboratrices… à cette pensée, Julia se sent à nouveau prise d’une envie de meurtre. Elle s’extrait vivement de la baignoire ronde, saisit au vol une grande serviette et passe directement dans la chambre, encore toute dégoûtante d’eau mousseuse. Qu’est-ce qui pourrait bien la calmer ? Elle presse le bouton de marche de la télé. C’est l’heure des informations. à Madrid , le roi Juan Carlos a inauguré une mosquée… au pays basque, les indépendantistes ont crevé les pneus de touts les voiture de marque française stationnées sur les parkings… à Barcelone, le Mundial de la magie doit s’ouvrir demain soir par une grande soirée de gala… en France, nouvel attenta terroriste à Paris : une bombe désamorcée de justesse au deuxième étage de la tour Eiffel…au Tyrad , les vaillants combattants révolutionnaires du colonel Fadapsy ont abattu un avion espion US. Fadapsy en personne annonce la nouvelle devant toutes les télés du monde… Julia, toujours plus exaspérée, coupe le son. Justement, on frappe à sa porte. C’est Charles-Henry belfent, chemise en soie noire et nœud papillon jaune assorti à la veste de flanelle… un chic d’enfer ! Julia n’est pas mal non plus dans sa minijupe rouge très moulante, très très mini, avec un dos-nu tés décolleté devant. Ça ne doit pas être lourd à porter, un ensemble qui tenait dans son unique bagage : son sac à main…
___ Je suis prête, Charly Darling ! Comment me trouvez-vous ?
___ Heu…
___ Vous aussi, vous êtes parfait ! Où m’entraînez-vous ?
___ Que diriez-vous du barrio chino ? C’est très pittoresque et je connais un endroit où l’on mange une excellente paella chinoise…
___ OK, Charly Darling ! Je sens que je vais adorer ! Ça doit être tellement couleur locale !
A peine Julia a-t-elle claqué derrière elle la porte de sa chambre, le téléphone prés du lit se met à vibrer. Un son très chic, très discret, inaudible à travers la porte capitonnée…



Alex disparaît


La grande salle à manger du palace est illuminée de tous ses lustres de cristal. Alex et nico dînent seuls à une table ronde. Chère Julia et Charly Darling leur ont fait observer qu’il n’y avait pas de place dans leur taxi… Zigarmore s’est excusé : il a prétendu qu’il devait maigrir ; le soir, il se contente d’un yaourt dans sa chambre. Jonathan est toujours introuvable…
Toutes les tables sont occupées. Avec les maîtres d’hôtel, les sommeliers, les serveurs, les vendeuses de cigarettes, brandissant des ardoises avec les noms des personnes qu’on demande au téléphone, ça fait une agitation incroyable entre les tables rodes, un vrai ballet, bien réglé, jamais une collision, jamais un verre brisé ou renversé, jamais le moindre goutte de sauce répandue sur les revers des smokings blancs des beaux messieurs, pas le moindre incident. La grande classe !
Drôle d’ambiance, pourtant. Pas vraiment détendu. A part deux ou trois tablées d’espagnols, bavards et bruyants, la plupart des convives dînent en silence, échangeant d’une table à l’autre des regards méfiants. On reconnaît sans peine les magiciens, prestidigitateurs et autres manipulateurs qui doivent se mesurer pendant les trois jours qui vont suivre. La plupart sont en couple, le ‘’Maître’’ et sa partenaire. Les autres, des messieurs seuls, en nombre inhabituel dans un pareil endroit. Des types d’une élégance un peu visible, pas toujours de très bon goût, qui portent leurs couteaux à la bouche et mettent de la sauce dans leurs épaisses moustaches. Ils ont l’air de se désintéresser complètement du contenu de leurs assiettes, s’épient les uns les autres. A l’arrivée de chaque nouveau convive, ils froncent imperceptiblement leurs gros sourcils, comme s’ils s’attendaient à tout l’instant à l’arrivée de quelqu’un. Pas la peine d’être un grand lecteur de romans policiers pour devenir qu’il s’agit de flics ou quelque chose d’approchant.
___ Hé, ale ! La fille à la table prés du piano, elle arrête pas de nous mater !
___ Hum ! Laquelle ?... celle qui est avec le type au turban ?
___ Ouais ? T’as remarqué. Elle n’a pas touché à son assiette.
___ Évidemment ! Elle a le visage voilé. Elle doit dîner plus tard dans sa chambre, à l’abri des regards indiscrets… au fait, je la reconnais ! Elle était ce matin dans le hall de l’hôtel, à notre arrivée. Elle est même passée sans se gêner devant Julia, en bousculant charly. Elle m’a regardé… ça m’a fait une drôle d’impression…
__ Ouais, ouais, je vois ! Ses beaux yeux noirs ensorceleurs…
__ Idiot ! Ses yeux sont bleus et son regard… j’ai eu l’impression d’avoir déjà croisé son regard…
__ ça commence comme ça, l’amououour !
__ Imbécile ! Regarde, ils se lèvent ! Ils se dirigent vers nous…
__ t’as qu’à faire un croche-pied à son type ! Pendant qu’il te cassera la figure, j’emmènerai la belle inconnue faire un tour sur le port…
__ Pauvre crétin !
Elle passe lentement devant leur table, à tout petits pas glissés, tout enveloppée de soie rose. Il n’y a pas grand-chose à voir. Même ses mains sont dissimulées sous les grands voiles. Juste un regard, un regard doux et insistant qui se pose sur Alex puis sur Nico. Un battement de ses longs cils bleuis au khôl, puis elle passe, suivie par le grand type coiffé d’un turban, le visage très basané, avec une fine moustache noire très raide, très gominée.
__ Alex, t’as vu ? Son type, le grand brun, il a les mains blanches avec des poils roux !
__ suivons-les !
__ T’es malade ou quoi ?
__ Hum ! Je veux savoir qui est cette femme !
__ OK, Don Juan ! tu fais ce que tu veux. Moi, ch’suis crevé, j’vais m’pieuter !
*
La porte de l’ascenseur se referme avant qu’Alex ait eu le temps de s’y glisser. Zut ! Elle a bien vu qu’il voulait monter. Elle aurait pu retarder la fermeture ! Avant de pénétrer dans la cabine, elle s’est retournée. Un instant, elle a fixé Alex son regard plus vif, mécontent. Ses yeux ! Maintenant Alex est certain de connaître ces yeux très bleus. Mais il a beau chercher, il ne connaît aucune femme arabe aux yeux bleus… le voyant de l’ascenseur s’est fixé au sixième, la porte de la deuxième cabine s’ouvre. Alex s’y engouffre, presse le bouton du sixième. Ces ascenseurs sont ultra-rapides. Avec un peu de chance, il les rejoindra dans le couloir. Il pourra au moins repérer le numéro de sa chambre… avant que la porte de la cabine se soit complètement refermée, un pied s’est glissé entre les deux battants. Entre un type, l’air pressé. Alex reconnaît leur voisin de table. Petit, maigre, les yeux très brillants, comme fiévreux, dans un visage aigu, la joue gauche barrée d’une balafre, de l’œil gauche jusqu’à la pointe du menton. Il adresse à Alex un sourire de loup. L’ascenseur démarre. Le type tend vers le tableau de commande une main aux doigts ornés de lourdes bagues. Au lieu de choisir un étage, il presse le bouton rouge. La cabine s’immobilise entre le troisième et le quatrième…
__ N’ayez pas peur, jeune homme ! Je ne vous ferai aucun mal !
*
Charles-Henry Belfent est devenu très nerveux. Julia a bu un peu trop de vino tinto, mangé un peu trop de paella chinoise. Elle a besoin de prendre l’air. Sympathique, cette petite gargote. Amusant de manger une paella avec des baguettes, mais il fait vraiment trop chaud et c’est tellement enfumé qu’elle ne distingue même plus le visage de Charly, qui pourtant a l’air très contrarié.
__ Charly darling, hips ! Je vous attends dehors !
__ Heu…
Julia est déjà débout. Au radar, elle se dirige vers la sortie, sans attendre la réponse de Belfent, Belfent qui replonge ses mains dans ses poches de veston, de pantalon, tâte ses poches revolver, se met à quatre pattes sous la petite table, surveillé de près par le patron de la gargote, un gros Chinois aux yeux presque invisibles entre ses lourdes paupières boursouflées. Il doit peser au moins cent vingt kilos. Il tend la note, sans un mot aimable.
__ Heu… Muchas gracias !
Belfent saisit la note d’une main qui tremble d’énervement. Pas moyen de remettre la main sur son fichu portefeuille !
__ Heu… un momento, por favor !
Plus d’autre solution qu’informer Julia de la situation, en espérant qu’elle a emporté de l’argent. Belfent rougit d’avance d’avoir à faire cette demande humiliante… il se dirige vers la porte, suivi de très près par l’énorme gargotier, devenu très très méfiant. Julia est un peu plus loin, à l’angle de la ruelle très étroite. Elle vient de faire passer par-dessus son épaule un type qui retombe lourdement sur le dos, avec un bruit mat, sur les petits pavés de la ruelle… le barrio chino est un quartier assez mal famé, un labyrinthe de ruelles tellement étroites que, même dans la journée, il y règne une pénombre inquiétante. Il ne fait pas bon s’y aventurer seule quand on est une jeune femme. Mais, dans ce quartier de Barcelone comme partout ailleurs, il ne fait pas bon s’attaquer à cette jeune femme très particulière qu’est Julia Maybridge, à moins d’être cinquième dan de karaté, et encore…
Hélas pour Belfent, Julia n’a pas un sou sur elle, pas la moindre peseta… le gros Chinois a compris. Il a repéré, au poignet de Belfent, la Bugatti en platine au cadran serti de diamants gros comme des têtes d’épingle. Il avance sa grosse main. L’imprudent ! Julia croit Charly menacé. Comment elle s’y prend pour soulever le monstre jaune et le faire passer à l’horizontale au-dessus d’une grosse poubelle ? Ça va trop vite pour qu’il comprenne. Il se retrouve à plat ventre dans le caniveau dégoûtant de la ruelle.
__ Charly Darling, j’adore ce quartier, tellement sympa, tellement animé ! Si nous y faisions un tour à pied !
__ Chère Julia, ne croyez-vous pas que c’est tout de même un peu dangereux ?
__ Charly darling, je n’ai rien à craindre : vous êtes là !
Un type a assisté à toute la scène. C’est Julia qui l’aperçoit, mal dissimulé dans l’ombre d’une porte. Son gros estomac velu a fait carrément craquer deux boutons de sa chemise trempée de sueur.
__ Charly, n’est-ce pas notre chauffeur de ce matin ?
Belfent n’a pas l’air ravi de le retrouver, celui-là. Il feint d’abord de ne pas le voir. Mais l’autre, sans bouger de son coin sombre, émet entre ses dents un sifflement bref, suivi d’un signe de tête autoritaire. Julia, très agacée, observe leur bref conciliabule, sans pouvoir distinguer un seul mot de ce qu’ils se disent à mi-voix. Belfent revient, l’air contrarié. Le débraillé s’est fondu dans l’ombre de la ruelle.
__ veuillez m’excuser, chère Julia, je dois hélas vous abandonner ! Un… heu… un contrat important !
__ À la fin, Charly, allez-vous me dire ce qui se passe ! Me prenez-vous pour une idiote ? Je ne crois pas une seconde à cette histoire de contrat !
Belfent a l’air très embêté. Il hésite un moment. Il bafouille encore plus que d’habitude.
__ Heu… oui… certainement, chère amie… je veux dire… non !... c’est-à-dire… je suis sur une affaire très importante, très secrète… c’est ça, ultra-secrète… une affaire internationale… je veux dire un contrat international. Je ne peux pas vous en dire plus ! Maintenant, si vous le voulez bien, je vais vous accompagner jusqu’à la rambla Nueva. Nous vous trouverons un taxi qui vous ramènera à l’hôtel.
__ Merci ! Je suis assez grande pour me débrouiller seule !
Avant que Belfent ait pu ajouter un bafouillage supplémentaire, Julia a tourné les talons et s’éloigne au pas de gymnastique. Belfent, penaud, jette un coup d’œil à sa Bugatti : il est plus de 2 heures du matin.
*
Nico presse, pour la centième fois au moins, n’importe quel bouton de la télécommande TV. Lui qui, d’habitude, s’endort tous les soirs à 10 heures et saute du lit le lendemain à 6 heures, il n’a pas encore fermé l’œil. Nulle, cette télé ! Encore pire qu’en France. Sur la chaîne 1, une série américaine déjà vue au moins trois fois en France. Même sans comprendre l’espagnol, aucun suspense. Sur la 2, un feuilleton australien ringard. Sur la 3, des variétés : un chanteur gominé moulé dans son pantalon de cuir vert use les cordes d’acier d’une guitare révoltée. Chaîne 4, un porno répugnant. Chaîne 5, des informations… encore le Mundial de la magie. Nico reconnaît le palace, où doit se dérouler dans quelques heures le grand gala d’ouverture. Enchaînement sur le visage illuminé du colonel Fadapsy, le tyran qui règne sur le Tyrad. Il fait le paon en plein désert, devant les débris d’un gros avion qui s’est crashé contre une dune. Très excité, il exhibe ensuite une sorte de grosse boîte noire.
Nico ne comprend pas un mot des explications du journaliste. Sur l’écran apparaît aussitôt un schéma représentant un avion en vol. dans son nez, on a représenté la boîte noire, reliée à des radars au sol par des traits pointillés. Les schémas, Nico, ça le connaît. C’est sa passion, l’électronique. Pas difficile de comprendre que Fadapsy prétend qu’il a pu récupérer le système électronique de radioguidage de l’avion détruit. Pourquoi la télé en fait un tel plat, ça, mystère !
Ce n’est pas ça qui empêche Nico de dormir. Toutes les demi-heures, il appelle la chambre d’Alex au téléphone. Toujours pas rentré. Qu’est-ce qu’il peut bien ficher dehors à une heure pareille ? C’est pas son genre de se balader seul la nuit. Où est-il passé ? Déjà deux heures et demi du matin ! Nico se décide à sonner chez Julia. Tant pis si elle râle ! Occupé… deux minutes après, ça sonne normalement. Personne. Nico raccroche, compose à nouveau dans le vide. Pas de doute, quelqu’un d’autre cherche à joindre Julia, mais Julia n’est pas dans sa chambre. Zut alors ! Est-ce que Nico aura le culot d’appeler dans la chambre de Belfent ? si elle y est, elle va être plutôt vexée ! C’est quoi, déjà, la chambre de Charly ! ça sonne… personne. Là, c’est trop ! Nico saute dans son short, enfile un pull, sort dans le couloir aux lumières tamisées, silencieux comme un tombeau de luxe, désert.
Au bout du couloir, un petit salon avec trois fauteuils. Un garçon d’étage en uniforme rouge est endormi dans celui du milieu. Nico progresse sans un bruit sur l’épaisse moquette jusqu’au palier des ascenseurs. En bas, un autre groom endormi sur une chaise, sa tête renversée en arrière.
Pour gagner le hall d’entrée, le plus simple est de traverser la grande salle des fêtes. Face à l’estrade encombrée de malles et d’accessoires lourds que les magiciens n’ont pu faire monter dans leurs chambres, des dizaines de rangées de fauteuils confortables. Au premier rang, encore un type qui dort, les pieds sur le rebord de l’estrade, sans doute chargé de la surveillance du matériel.
Encore un couloir, large comme une rue, bordé de boutiques de luxe, fermées, naturellement. Un bar désert avec son barman endormi, la tête sue ses coudes repliés sur la caisse enregistreuse. Un salon de télévision, un autre salon où flotte une odeur de cigare et d’after-shave chic. Enfin le grand hall d’accueil, avec ses fauteuils club désertés. Le portier, sa casquette sur les yeux, n’a pas résisté au sirop musical qui suinte jour et nuit des baffles cachés dans les lambris dorés. Il ronfle bruyamment.
Juste comme Nico s’engage dans le lourd tambour de la porte, un taxi stoppe sous l’auvent du palace. Une femme se jette dans le tambour, qu’elle pousse avec une telle énergie que Nico se trouve éjecté sur le trottoir. Julia ! Elle est si énervée qu’elle ne s’est rendu compte de rien. Elle n’a même pas aperçu Nico. Le temps qu’il franchisse à nouveau le tambour en sens inverse, elle a déjà disparu dans l’enfilade des salons. Nico veut s’élancer à sa poursuite quand, du dossier d’un haut fauteuil, un peu à l’écart dans la demi-pénombre du hall d’accueil, une voix le stoppe net.
__ Si miss Zulia voir toi debout à une heure pareille, elle être très fâchée ! Hi hi hi !
Zigarmore, confortablement installé dans un vaste fauteuil anglais, tête une bouffée de son gros havane, qu’il fait ensuite rouler entre deux doigts. Il souffle lentement la fumée en fixant le gros bout incandescent. Le cigare semble disparaître, comme si le souffle du magicien le dissolvait dans le petit nuage de fumée. De son autre main, il dissipe la fumée : le cigare a réellement disparu.
__ Hihihi ! Salut, Nico ! Toi être pas encore couché ou dézà levé ?
ET Nico se retrouve avec le gros cigare dans la main. Il n’y a vu que du feu…
__ Et vous, vous allez pas dormir ?
__ zigarmore zamais dormir ! Hihihi !

Nico dans les bas-fonds

Julia a fait jouer la clé dans la serrure. Elle pousse la porte de sa chambre avec lenteur, comme si elle voulait éviter de réveiller quelqu’un qui dormirait à l’intérieur. C’est qu’elle vient de percevoir, dans son dos, un léger froissement de tissu. L’interrupteur est sous sa main gauche. Elle le presse et tout va alors très vite. D’un coup d’épaule, elle ouvre la porte en grand, tout en se retournant. Avant d’avoir pu distinguer quoi que ce soit de la forme vague qui se tient devant elle, Julia a saisit fermement un bras qui se tendait. Elle se laisse tomber en arrière, entraînant dans sa chute la forme qui part dans un vol plané, atterrit au milieu de la chambre. Julia a roulé sur elle-même. Aussitôt relevée, elle va s’élancer pour neutraliser la forme indistincte qui remue sur le tapis épais de la chambre. La voix la cloue sur place. De l’amas de soie rose s’élève une voix plaintive :
__ Hem ! Julia ! Vous ne me reconnaissez pas ?
__ Jonathan ?...Julia ne peut en croire ses yeux… mais qu’est-ce que non, chérie ! Je vais tout vous expliquer, mais d’abord, fermez cette porte. Nous ne devons pas être vus ensemble !
Julia n’a pas le temps de repousser la porte. Dans l’encadrement, un grand moustachu, vêtu d’une veste djellaba, coiffé d’un turban qui cache mal une chevelure rousse…il esquisse un geste de la main.
Goo…
Quand il peut achever sa phrase, il est écroulé dans le fauteuil le plus confortable de la chambre, mais à l’envers, la tête sur le coussin du siège….
__....good evening, mis Julia !
Un anglais reste toujours poli devant une miss. Même lorsque la miss l’accueille par une prise de judo, même lorsqu’il est lui-même déguisé en prince d’arabe.
__ Stop, Julia! Hem...c’est notre ami lord Arthur!
Julia stoppe net son bras prêt à se détendre pour un atémi fatal à la nuque du faux émir… ça alors ! Lord Arthur Donan Coyle ! Le chef du MI5, le plus secret des services secrets d’Angleterre ! Qu’est-ce que Jonathan et lui fabriquent dans ces déguisements ridicules ?
__ Well! I am sorry; miss Julia… je aurais pas dû pénétrer dans la chambre à coucher vous, sans frapper sur la porte. Mais la porte il était ouverte, n’est-ce pas ?...Jonathan ! Il faut que je parle à vous avec grande urgence !
__ Hem ! Je crois, Lord Arthur, que vous pouvez parler devant julia …
__ J’éspère bien ! Et j’éspère qu’on va enfin daigner m’expliquer ce qui se passe ici !
__ Of course, miss julia !... voulez-vous, jonathan, faire l’explicateurs ?
__ Hem ! Chérie, vous connaissez le Tyrad. C »est un petit Etat, au sud du Sahara, dirigé par un dictateur un peu fou…
__ Oui, je sais, le colonel Fadapsy… je l’ai aperçu hier soir au bulletin d’informations de la télé…J’ai aussitôt coupé le son !
__ Il y a huit jours, son armée de l’air a réussi à abattre un avion espion US au dessus du dessert. D’abord , personne ne l’a su. Les américains ne s’en sont pas vantés…C’est Fadapsy lui-même qui l’a annoncé à la presse internationale. Chaque jour, il tient une nouvelle conférence de presse sur le sujet…
__ Tout le monde s’en fiche, non ?
__ Hem ! Pas exactement…c’est un avion sans pilote humain, guidé par un système électronique très sophistiqué, ultra-secret…c »est le même système qui pilote les missiles nucléaires US…
__ Quelle importance ?l’avion a été détruit, non ?
__ Il a d’abord été atteint par une roquette, à plus de six mille pieds, puis il s’est écrasé sur une dune, en plein désert. Tout aurait dû être détruit, réduit en miettes…
__ ne me dites pas qu’après une chute de près de deux mille mètres, le coucou était intact !
__ Hem ! Non, en effet, il était en miettes, sauf pour la partie la plus importante, l’ordinateur miniaturisé qui commande tous les automatismes…
__ est-ce qu’on croit que Fadapsy va s’en servir ?
__ Non, c’est une technologie trop avancée, il ne peut rien en faire directement, mais on pense qu’il va chercher à le vendre à une puissance étrangère…
__ On sait à qui ?
__ Hem ! On n’est sûr de rien. Tout ce que les services de lord Arthur ont pu apprendre, c’est que la vente doit avoir lieu ici, à Barcelone…
__ yes ! Ils profiter que le Mundial il attire bôcoup d’étrangers… j’ai demandé à Jonathan de aider moi à les repérer…
__ Vous avez réussi ?
__ Hem ! Pas encore ! On ne sait pas qui sont les agents du Tyrad. On ne sait pas non plus à qui ils vont vendre. On soupçonne qu’ils se cachent parmi les magiciens… lord Arthur a reconnu des agents secrets de plusieurs grands pays, mais on ne sait pas s’ils sont là pour acheter ou pour simplement savoir à qui le système sera vendu…
__ Est-ce que les Américains vont laisser faire ?
__ No, of course ! Ils veulent tout faire pour récupérer le ordinateur, et nous voulons aider eux !
__ J’ai aperçu Alain Lein, qui se fait maintenant appeler Belfent… il est dans votre camp ?
__ No ! Les Frenchies sont de mèche avec les Espagnols, mais on ne sait pas exactly ce qu’ils veulent ! On peut être sûr d’une seule chose, c’est que ça va barder !
__ Hem ! A propos, chérie, ce n’est pas une très bonne idée d’avoir emmené les garçons avec vous !
__ Mais ce n’est pas moi ! C’est leur ami Zigarmore qui a tout organisé pour eux !
__ Zigarmore ! Malheur ! Mais on le soupçonne d’espionner pour un pays de l’Est ! S’il a fait venir Alex et Nico, c’est qu’il veut se servir d’eux… hem ! Où sont-ils en ce moment ?
__ Où voulez-vous qu’ils soient à une heure pareille, mon cher ? Ils dorment, chacun dans sa chambre…
__ Hem ! Dès demain matin, je les réexpédie à Paris !
Le taxi contourne à toute allure la colonne du monument à Christophe Colombe, puis s’engage dans la rambula. Zigarmore presse le chauffeur.
__ De prisa ! De prisa* !
__ Prohibido ! Policia !
On remonte la rambula. Nico, depuis que Zigarmore l’a poussé sur le siège arrière du taxi, n’a pas réussi à obtenir un seul mot d’expilcation.
__ Stop !
Les pneus hurlent. Le tacot s’immobilise à l’entrée d’une ruelle étroite et sombre qui s’enfonce dans le barrio chino.
__ Nico, toi attendre dans taxi !
Ce n’est pas son genre, à nico, d’attendre sagement dans un taxi. Il n’est pas assez patient. Dès que Zigarmore a tourné le coin de la ruelle, il saute du taxi et se lance à ses trousses. A cette heure avancée de la nuit, il y a encore pas mal de monde dehors, dans ce quartier chaud, surtout des messieurs. Toutes sortes de messieurs. Ils vont et viennent, sortant de couloirs obscurs d’où proviennent des odeurs de moisi et d’éther, pour entrer dans des petits bars enfumés. Nico doit slalomer entre des individus titubants, plutôt inquiétants… une espèce de fille trop maquillée , accotée à l’entrée de la porte d’un petit hôtel crasseux, se met en travers de son chemin. Nico ne comprend pas un mot de ce qu’elle raconte mais, à la voix, pas de doute, cette fille est un mec, un mec habillé en fille ! Drôle de quartier…

Zigarmore file sans se retourner, à moins de trente mètre devant. .soudain nico ne le voit plus. Où est-il passé ? Nico se met à courir. Il bouscule un type, un énorme, en maillot de corps crasseux, qui l’insulte et fait un geste menaçant. Nico est parvenu à l’endroit précis où zigarmore a disparu : une petite porte vitrée opaque. Une enseigne rouge clignote : sauna bains. Nico hésite. Pas longtemps. Le gros type en maillot de corps, d’une allure de pachyderme aviné, s’avance vers lui. Aucun doute sur ses sales intentions. Nico plonge à gauche, comme un goal. Mais il est d’une agilité, incroyable, ce tas de graisse ! il fait un bond de côté. Il barre le passage pour empêcher nico de retourner sur ses pas, vers l’entrés de la ruelle. Ses petits yeux porcins brillent d’un éclat inquiétant. La face tordue par un rictus, secouée de tics. Un drogué, sans doute. Ce qu’il veut exactement, nico ne tient pas à le savoir….la retraite vers le taxi, la rambla et ses patrouilles de police est coupée. Filer vers le fond de la ruelle, c’est risquer de se paumer dans ce labyrinthe malfamé 0 nico n’a plus le choix. Il se jette contre la porte en verre dépoli, sans trop savoir Zigarmore.

Un petit couloir faiblement éclairé. Le plâtre des murs et du plafond, pourri par l’humidité, se soulève en cloques verdâtres. Au fond du couloir, la température monte d’au moins dix degrés. L’atmosphère devient irrespirable. Derrière un petit comptoir, un type d’une maigreur incroyable, en short et en débardeur. Sans même regarder Nico, il lui tend une petite clé attachée à un bracelet élastique et, d’une voix d’harmonica rouillé, il lui réclame neuf cents pesetas. Sans réfléchir davantage, Nico s’exécute, prend la clé sans bien savoir ce qu’il va en faire. Une flèche indique l’entrée d’une petite pièce, au fond du couloir. Allons-y ! On verra bien… un vieux type en sort, vêtu d’une petite serviette de bain qu’il porte autour de son cou. Beurk ! C’est le vestiaire. Un autre type est en train de se déshabiller. Il plie soigneusement chacune de ses fringues avant de les ranger dans le petit casier qui correspond à sa clé, comme à la piscine. Nico n’a pas vraiment l’intention de l’imiter. Il se contente d’ôter son tee-shirt, l’attache autour de sa ceinture. Avec la serviette de bain par-dessus, ça ira. Une autre porte ouvre sur un corridor plongé dans une pénombre encore plus grande. A droite et à gauche, des petites salles encore plus obscures où Nico hésite à s’aventurer. Zigarmore ne va pas être facile à retrouver dans ce dédale de salles et de petits couloirs à peine éclairés par des veilleuses roses. Plus on s’enfonce et plus la chaleur devient étouffante. C’est immense, ce drôle d’endroit, et c’est très fréquenté ! rien que des messieurs, des petits, des grands, des maigres, des velus comme des ours. Ils circulent dans tous les sens, se croisent sans se dire un mot, sortent des petites cabines à chaleur, le visage écarlate, le corps ruisselant de sueur et se précipitent dans une grande pièce carrelée, sous les pommes de douche qui crachent des jets d’eau glacée, poussant des soupirs ou des exclamations de saisissement.
Le sauna, nico connaît. En général il apprécie, mais pas en compagnie de n’importe qui. Tous ces types qui déambulent dans ce labyrinthe et le dévisagent avec insistance ne lui inspirent pas vraiment confiance. Pas question qu’il se glisse dans l’une des petites cabines à chaleurs. D’ailleurs il n’est pas en tenue… d’une pièce dont la porte est entrouverte provient des éclats de voix. Nico risque un oeil. Une dizaine de types vautrés dans des fauteuils suivent, l’air morne, un film de Kung fu sur un écran de télé. Certains se sont carrément endormis. Toujours pas de Zigarmore ! un peu plus loin, un bar, un bar normal avec bouteilles, comptoir, grands tabourets devant et des types perchés qui sirotent des boissons alcoolisées. Tous ces types ceints d’une serviette de bain, silencieux, qui reluquent nico comme s’il était un panda échappé du zoo de la citadelle.

Et, soudain, dans le mur du fond du bar, une petite porte invisible, sans poignée extérieure, s’ouvre à demi. Le type qui se glisse dans le bar a une allure out à fait anormale. Nico ne comprend pas tout de suite pourquoi… il est habillé normalement ! Lui aussi, il a repéré nico et a aussitôt redisparu par la petite porte dérobée. Nico est certain de l’avoir déjà vu quelque part, mais où ? Ici, à Barcelone ? Ah, oui ! Dans la salle à manger du palace. Il dînait avec deux autre petits râblés comme lui, quelques tables plus loin. Nico ne sent pas du tout à l’aise. Son instinct lui dit qu’il ferait mieux de déguerpir, et tout de suite ! Il hésite une minute de trop. Un rai de lumière découpe à nouveau le mur du fond. Les trois types du restaurant s’amènent directement vers lui, mine de rien. Mais ils le serrent de si prés qu’il ne peut même plus remuer un bras. Le troisième se plante carrément devant lui. Qu’est-ce qu’il tient dans sa main gauche, plongée dans la poche de sa veste ? Il plante son regard noir dans les yeux de nico, un regard sans méchanceté, sans colère, un regard professionnel. Pas un mot. C’est inutile. Quand Nico, encadré par ses trois anges gardiens, disparaît dans le mur du fond, escamoté, personne dans le bar ne s’est aperçu de rien. En tout cas personne n’a broché. Il va être 5 heures du matin.

Jonathan prend le voile


Ça barde ! L’inconnu du restaurant, les deux autres malabars, Zigarmore, rouge de colère, vocifère. Chacun veut brailler plus fort que les trois autres réunis. Nico, ça finirait par l’inquiéter s’il n’avait pas tant sommeil. Qu’est-ce qu’ils lui veulent, au juste, ces types ? qu’est-ce que le bon Zigarmore fricote avec des gens de cette espèce, de quelle espèce sont-ils au juste, ces petits costauds en costume de toile claire, basanés, les cheveux presque rasés, les yeux incroyablement bleus?nico ne comprend pas un mot de leur dialecte bizarre. Ça ne ressemble à rien qu’il connaisse. Tantôt on dirait du russe, tantôt du grec… et Zigarmore qui leur répond dans la même langue, comme si c’était sa langue maternelle… bon sang ! Mais oui ! Zigarmore, toujours très mystérieux sur ses origines, a dit un jours en soupirant, devant Nico et Alex, qu’il regrettait parfois la vie dans le petit village de son enfance, au bord de l’adriatique… c’était quoi, déjà, le nom du pays ? L’Albanie ! C’est ça, l’Albanie, capitale Tirana, avait aussitôt ajouté ce frimeur d’Alex… des compatriotes de Zigarmore, des albanais, voila qui sont ces trois costauds aux cheveux tondus !
Ils braillent de plus en plus fort et nico a tellement sommeil que ça ne l’empêche même plus de piquer le nez. Une pensée, tout de même, le maintient en éveil, une inquiétude qu’aucune fatigue ne pourra dissiper : Alex ! il n’est pas là, contrairement à ce Zigarmore avait l’air de croire. Alors où, d’un seul coup, il en a marre, nico. La colère le prend. Et d’abord, qu’on lui explique un peu ce qui se manigance ! a le voie, rouge de rogne, dressé sur ses ergots, les albanais stoppent net leurs braillements. Ils se sont tous tournés vers lui, comme s’ils découvraient sa présence. Zigarmore a l’air plus qu’embéte. Il échange encore quelques mots, sur un ton normal, avec ses compatriotes. Ils ont l’air d’accord.
___ Ze crois que dois tout expliquer toi… moi et mes amis avons ici mission secrète, très secrète… nous agir pour bonne cause ! Pour grande cause paix dans le monde ! Toi croire nous vouloir grande paix dans le monde !...
___ La suite, nico n’en croit pas ses oreilles. Heureusement qu’il est assis ! Zigarmore lui avoue tout bonnement que lui et ses costauds sont des agents secrets albanais. Des espions ! Ce qu’ils font à barcelone. Ils veulent acheter une certaine boite noire détenue par un certain Fadapsy, tyran de Tyrad… ça lui dit quelque chose, nico, cette boite noire… ah oui ! La télé en parlait hier soir…
___ Et vous voulez en faire quoi, de ce truc ? Vous avez des avions, des missiles à équiper ? C’est tout petit, non, l’Albanie ?
___ Albanie petit pays, mais grand pays ami de l’Albanie avoir beaucoup avions, beaucoup missiles… nous acheter boite noire pour grand pays frère !
___ Ah ouais, les Ruskoffs !
A la mine que fait Zigarmore, nico comprend qu’il vient de gaffer. Voila que l’autre se lance dans une grande tirade sur les alliances internationales, su l’affrontement entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, sur l’impérialisme décadent… pour le garçon, tout ça c’est du chinois…
___ alors, si c’est pas pour les Ruskoffs, pour qui vous travaillez,
___ Pour grand pays du vrai communisme ! Pour chine populaire !
___ Et pourquoi vous faite les commissions des chinetoques ?
___ Fadapsy détester grand frère chinois ! Nous faire croire Fadapsy nous être agents suisse ! Hi hi hi hi !
Ça y est, il a trouvé sa bonne humeur, l’ami Zigarmore. Ce que Nico ne comprend pas, c’est pourquoi on lui raconte tout ça, pourquoi on les a fait venir à Barcelone, lui et Alex… est-ce que ce faux-jeton aurait l’intention de se servir d’eux ?
___ Et nous, qu’est-ce qu’on vient faire là-dedans ?
___ Hi hi hi ! Toi et Alex, zentils garçons très débrouillards ! Personne se méfier de deux zentils garçons…
La suit, Nico doit se pincer pour se prouver qu’il ne la rêve pas. Le magicien lui avoue tout bonnement qu’il les a fait venir pour qu’ils servent d’intermédiaire discrets entre les agents du Tyrad et eux. Toutes les grandes puissances ont envoyé des agents à barcelone. Toutes veulent récupérer la boite noire. Tout le monde surveille tout le monde. Impossible de se monter sans être immédiatement repéré. Tandis que deux garçons débrouillards, personne ne pourra supposer qu’ils sont dans le coup… Zigarmore compte sur eux pour approcher discrètement les agents de Fadapsy, dés qu’on aura pu les repérer…
___ Hi hi hi ! Toi pas trop fâché ?
___ Heu… ben… et mon frangin dans tout ça, il est où ?
___ zustement, ça être grand mystère ! Quand toi prévenir moi, lui être disparu, moi penser mes amis avoir déza commencé opération sans attendre mon feu vert. Moi chercher Alex ici, mais eux pas vu lui !
___ Alors il est où ?
___ nous pas savoir… peut-être lui être rentré à l’hôtel, maintenant…
___ Bon alors, tu me ramènes !
Zigarmore fait une drôle de tête. Son nez s’allonge dans sa face de poire. Nico a compris. Il en sait trop long, maintenant, pour qu’ils le lâchent dans la nature… Zigarmore a beau lui promettre que ça ne devrait pas durer trop longtemps, quelques heures à peine, tout au plus une journée : le soir même, à la fin du gala de magie, toute l’opération doit être terminée…, n’empêche ! Être coincé dans ce bouge sans pouvoir donner de ses nouvelles, surtout sans savoir ce qu’est devenu Alex, nico a du mal à s’y résigner…
___ laisse-moi au moins téléphoner !
Ça non plus, pas question. La seule chose que Zigarmore accepte, c’est d’appeler lui-même le palace… ça sonne dans la chambre d’Alex. Nico entend bien qu’on décroche, mais Zigarmore coupe aussitôt, sans avoir prononcé une parole.

C’est Jonathan Cap qui avait insisté pour qu’on vérifie si tout était bien en ordre chez les garçons. Julia avait donc été chargée de jeter un coup d’œil dans leurs chambres. Elle rejoindrait ensuite lord Arthur et J.C. qui devaient l’attendre dans sa chambre, pour éviter de se faire repérer. Le palace s’éveillait. Les employés commençaient à monter les petits déjeuners aux clients matinaux… quelle histoire pour décider le garçon d’étage à ouvrir la porte de Nico avec son passe-partout ! Il a fallu qu’il réveille le sous-directeur, qui s’est dérangé lui-même, accompagné des Dupont et Dupond du palace, deux lascars moustachus aussi fins que les semelles à clous de leurs grosses chaussures noires… la chambre de Nico était vide. Julia ne s’est pas affolée. Elle connaît les garçons. Ils ont parfois tellement de choses à se dire qu’ils préfèrent dormir dans la même chambre. Voyons chez Alex ! Vide aussi, la chambre d’Alex… Julia, qui ne s’affole jamais, est tout de même devenu un peu pale. Les Dupont-Dupond se sont jetés sur le sac à dos d’Alex, l’ont vidé, retourné, fouillé de fond en comble à la recherche d’un indice… le sous-directeur a parlé de prévenir la police. C’est à ce moment-là que le téléphone a sonné. Julia s’est précipitée.
__ Allô ? Allô !...
Julia a reposé très lentement le combiné, comme si elle espérait qu’une voix familière, celle d’Alex ou de Nico, allait finir par se faire entendre et les rassurer. Rien. Rien que le bip-bip… le sous-directeur attend sa réponse pour la police. Les Dupont-Dupond se sont assis sur le bord du lit, épuisés par leurs obscures suppositions.
__ C’était… c’était l’un des mes neveux… tout va bien … ils ont dormi chez des amies espagnols. Merci messieurs, et pardon pour le dérangement !
Le sous-directeur n’en demande pas plus. Les Dupont-Dupond se frottent les mains d’avoir dénoué si rapidement cette énigme. Julia rejoint en hâte Jonathan et lord Arthur.
__ Hem ! Pas… pas de pa… pa… panique ! Les ga… garçons ne sont plus des béb… beb… bébés ! Hem ! Il doit y avoir une… une ex… explication simple !
Quand Jonathan se met à bégayer, c’est qu’il est plus ému qu’il ne veut le laisser paraître. D’habitude ça fait sourire Julia, c’est elle qui le rassure. Cette fois, inexplicablement, elle se sent terriblement angoissée. A son tour, elle parle de prévenir immédiatement la police espagnole. Mais au seul mot de police, lord Arthur toussote, signe chez lui d’une vive contrariété.
___ Well ! I think… je pense que ce n’est pas une très bonne idée… s’il était arrivé quelque chose de catastrophique aux garçons, la police le saurait et aurait déjà cherché à prévenir vous. Il est préférable d’essayer de régler ce problème nous-même, je présume !
Julia secoue obstinément la tête. Elle n’est pas d’accord. Jonathan Cap hésite. Il a accepté d’assister lord Arthur dans sa mission secrète. Or l’intervention de la police espagnole, avec ses gros sabots, ne manquerait pas de tout flanquer par terre. C’est le soir même ou jamais que l’agent anglais, allié des américains, a une chance d’empêcher les agents du Tyrad de vendre la boite noire à une puissance de l’Est … on finit par se mettre d’accord sur une tactique : O.K
! Julia accepte que la police espagnole reste en dehors du coup pour l’instant. On attendra la fin de la soirée de gala, en espérant qu’ils réapparaîtront tout seuls avant. D’ici là, Julia est autorisée à enquêter discrètement.
___ Hem ! Il fait grand jour. Nous devrions nous reposer quelques heures. La journée sera rude !
C’est également l’avis de lord arthur. Il rajuste soigneusement sa chéchia sur sa tignasse rousse. Jonathan se drape dans son grand voile de soie rose et le grand magicien Ib’n O Zout, suivi à distance respectueuse par sa mystérieuse princesse des mille et Une Nuits –c’est ainsi qu’ils sont désignés dans le programme officiel de la soirée de gala-, regagnent leur chambre. Il est 6 heures du matin.

Julia n’a pas l’intention de perdre une seule minute à dormir. Dés que lord Arthur et J.C. ont disparu, elle se glisse à son tour dans le couloir, bien décidée à interroger tout le personnel de nuit. Il faut qu’elle fasse vite avant le relève par les équipes de jour. Dans le petit bar un type commande un verre de chablis au barman qui dort debout. Belfent ! il est blême de fatigue, son visage est aussi fripé que ses vêtements. Il doit en être à son cinquième chablis. Il saisit Julia par le bras.
___ Ch… chère ju… Julia, je vous cher… cherchais ! J’ai quelque chose de très im… important à vous dire. All… allons dans ma chambre !
___ Charly, ce n’est pas le moment ! il se passe des choses très graves. Alex et Nico ont disparu !
___ Quoi ! Al… Alex au … Alex aussi ?
___ Que voulez-vous dire ? Etes-vous au courant de quelque chose. Parlez, voyons !
___ venez ! Je vais vous ex… expliquer ! Attendez ! il faut d’a… d’abord que je boive un café… garçon ! Trois cafés serrés dans une seule ta… tasse !
Julia le giflerait ! Elle se retient avec peine, Belfent ne s’y trompe pas. Il se brûle le palais en valant d’un seul trait le breuvage fumant, se redresse, rajuste son pantalon torchonné et veut s’excuser. Julia le coupe. Assez de parlotes ! Qu’il dise ce qu’il sait à propos des garçons, et vite ! charles-henry Belfent commence par s’embrouiller dans des explications vaseuses… il buvait un verre avec un ami espagnol…
___ … vous savez, cet ami qui vous a si aimablement proposé de vous amener de l’aéroport…
___ Oui, celui qui avait un revolver dans sa boite à gants !
___ Heu… oui, c’est cela. Heu… chère Julia, si je pouvais… malheureusement je dois rester discret sur certaines choses très importantes…
___ Ne vous fatiguez pas, Charly ! Je sais exactement qui vous êtes et ce que vous faites à Barcelone ! Vous travaillez toujours pour la D.G.S.E et vous êtes sur l’affaire de la boite noire !
___ Mais… comment ?... alors vous aussi, mais pour qui travaillez-vous ?
___ peu importe ! Que savez-vous à propos des garçons ?
___ eh bien, figurez-vous que je suis cette affaire pour le gouvernement français en liaison avec les services secrets espagnols… oui, les intérêts de nos deux pays sont liés…
___ je crois que je commence à comprendre ! Est-ce qu’il n’y a pas un projet d’avion de chasse franco-espagnol ? Alors vous aussi, vous êtes sur les rangs pour acheter cette fameuse boite noire aux agents du Tyrad ?
___ Chère Julia, comprenez que je ne puisse vous en dire plus là-dessus !
Ce que Belfent peut dévoiler à Julia, c’est que les services espagnols ont repéré en début de soirée la planque des albanais.
C’est pour lui dire ça que le fameux ami espagnol a interrompu leur soirée, à la sortie de la pizzeria chinoise. Un agent a été posté pour surveiller l’entrée. Il a pris discrètement des photos de tous ceux qui entraient et sortaient. Après l’heure de la fermeture, il est rentré à la citadelle, où sont basés les services secrets espagnols. Belfent s’y trouvait encore. Il a vu les photos développées. De tous les mecs entrés dans l’établissement de sauna-bains, trois n’en sont pas ressortis !: deux homes et un jeune garçon. Belfent a immédiatement repéré Nico. L’agent espagnol s’est souvenu qu’il était entré à peine quelques minutes après un drôle de type dont il a montré la photo. Belfent a reconnu le magicien Zigarmore.
___ lui ! Vous saviez qu’il travaillait avec les albanais ?
___ Absolument pas ! Il ne figurait pas dans nos fiches, ni dans celles des espagnols !
___ Mon dieu ! Je ne veux pas croire que cet homme qui a l’air tellement sympathique et inoffensif ait pu attirer Nico dans un tel piége ! Qu’est-ce qu’ils veulent faire de lui ? Et Alex, vous croyez qu’il est également dans leurs sales pattes ?
___ Je n’en sais rien. Personne ne l’a vu.
___ Charly ! C’est trop grave ! il faut faire quelque chose ! Tout de suite !
___ Certes, chère amie, mais quoi ?
___ allons dans ce bouge. Nous aviserons sur place !
___ Chère Julia, c’est impossible ! D’abord parce que l’établissement est fermé à cette heure-ci et ne rouvrira qu’à 13 heures… ensuite parce que vous seriez immédiatement repéré ! C’est un endroit réservé aux messieurs…
___ Je peux très bien me déguiser en homme !
___ Heu… chère Julia, dans un tel lieu, je crains que ça ne vous soit impossible, absolument impossible !
A l’idée de Julia cherchant à se faire passer pour un homme, vêtue seulement d’une courte serviette éponge, Belfent rougit jusqu’à la plante des pieds.


Le gala des espions

Julia vient de glisser discrètement un billet de cinq mille pesetas dans la main du jeune portier. Il reste impassible mais ne peut empêcher ses oreilles de devenir aussi rouges que la minijupe pour de la señorita qui vient de lui demander de faire pour elle quelque chose de tout à fait défendu. Il referme sa main sur le billet froissé, lance un coup d’œil vers son collègue. Ça va ! Il est occupé avec un vieux client sourd qui l’oblige à se pencher au-dessus du comptoir. Il hésite encore un instant puis plonge la main dans sa poche, tend à Julia une petite clé et fait aussitôt semblant de se plonger dans l’étude du registre des entrées. Julia a déjà filé. Elle rejoint Belfent au pied des ascenseurs.
___ Je l’ai ! C’est au 15 éme étage, chambre 1515. Dépêchons-nous ! Il risque de rentrer d’un instant à l’autre !
Dans le couloir du 15 eme, deux femmes de chambre poussent un chariot couvert de plateaux. Elles servent, de chambre en chambre, les petits déjeuners aux clients matinaux. Julia et Charly doivent ^passer sans s’arrêter devant le 1515. L’une des employées vient de sonner à la chambre voisine. Elle risquerait de s’apercevoir que Julia n’ouvre pas à l’aide de la clé attachée à la grosse poire dorée qu’on remet aux clients, mais avec un passe-partout réservé au personnel…
Quand ils peuvent enfin se glisser dans la chambre, il est presque 7 heures du matin. Leurs yeux doivent s’accoutumer à l’obscurité de la pièce, dont les doubles rideaux ont été soigneusement tirés. Le grand lit n’a pas été défait. Il est jonché de costumes de scène, de plusieurs chapeaux haut de forme, d’une impressionnante collection de foulards et de rubans multicolores, de plusieurs baguettes en ivoire… Julia fouille fébrilement dans tout ce fatras. Rien que les accessoires normaux d’un prestidigitateur. Aucun indice de l’activité secrète de Zigarmore. Soudain Julia s’immobilise. Elle saisit le bras de Belfent et lui fait signe de ne plus broncher. Du fond de la chambre, d’une penderie entrouverte. Un bruit léger, comme un frôlement. Charles-Henry Belfent se plaque le dos au mur. Un calibre extraplat a jailli dans sa main gauche. Il fait signe à Julia de se jeter à plat ventre. Belfent glisse lentement, adossée à la cloison, vers la petite porte entrebâillée, d’où provient, irrégulier, le même petit bruit de toile ou de papier froissé. D’un coup de pied, il ouvre la porte en grand. D’un bond il se campe en face de l’ouverture, dans la position du tireur debout.
___ Pas un geste ou vous êtes mort ! Sortez de là les mains en l’air !
Dans la penderie, à nouveau un léger frou-frou, puis plus rien. Belfent a beau répéter plusieurs fois sa menace, rien ne bouge. Julia s’est approchée très lentement. Avec mille précautions, elle écarte les vêtements suspendus aux cintres. On distingue une masse carrée, de la taille d’une grosse malle. Est-ce que quelqu’un y serait enfermé ? Julia pense à Alex ligoté, bâillonné, coincé là-dedans… elle n’hésite plus. Elle tire sur la languette du gros fermoir en cuivre. La malle s’entrouve aussitôt. Ça leur saute au visage, ça s’égaille dans toute la chambre en froufroutant. Belfent est tellement surpris qu’il presse instinctivement la gâchette de son arme. Un pigeon choit sur la moquette, une aile brisée, tandis que tous les autres, affolés, se mettent à voleter dans toute la chambre…
Belfent et Julia n’ont pas le temps de choisir d’en rire. La chambre est subitement inondée de lumière électrique. Une voix leur ordonne de ne plus faire un geste. Zigarmore ! Avec la déflagration et l’envol des pigeons, ils n’ont pas entendu la porte s’ouvrir. Le magicien ne rigole pas, un revolver de fort calibre dans sa main qui ne tremble pas.
___ Vous zeter arme ! Sinon Zigarmore il tuer mademoiselle Zulia !
Belfent n’est pas en position de tirer le premier. L’autre vise la tempe de Julia, à moins de deux mètres. La mort dans l’arme, belfent laisse choir son extra-plat sur la moquette. Zigarmore fait encore un pas en avant. Le canon de son gros engin de mort s’approche à moins de cinquante centimètres du visage de julia. Son doigt se crispe sur la gâchette. Julia ne veut pas y croire. Belfent veut parler. Aucun son ne se forme dans sa gorge serrée. Les pigeons se sont posés sur tous les points élevés de la chambre. Une colombe roucoule doucement. L’index de Zigarmore se replie brutalement. Julia a fermé les yeux. Elle n’a pas entendu la détonation…
Quand elle ose soulever une paupière, Zigarmore lui fait face, le visage ruisselant d’un liquide rouge, écroulé de rire.
___ Hi hi hi hi ! Ça être faux revolver ! Ça cracher encre rouge sur visage de l’assassin ! Hi hi hi hi !
Julia et belfent, blancs comme des vrais cadavres, n’ont pas du tout envie d’en rire.
___ vous tout de même pas croire Zigarmore être assassin ! Zigarmore détester violence ! Grand ami de la paix !
Julia, la première, a repris ses esprits. Zigarmore n’a pas le temps de voir venir son geste. La double gifle claque sur ses bajoues rebondies. Et deux autres encore. Si Belfent ne s’était pas interposé, Zigarmore aurait passé un sale quart d’heure.
__ Ça suffit, maintenant, espèce de faux-jeton ! Vos sornettes ne nous font plus rire. Dites-nous plutôt ce que vous avez fait des deux garçons ?
Zigarmore s’est effondré sur le lit. Pour lui aussi ça doit suffire, car il pris sa tête dans ses mains et il sanglote. Des vrais sanglots, pas du chiqué. Il se traite de misérable, d’inconscient. Il avoue avoir été trompé par ses compatriotes albanais. Ils avaient promis qu’Alex et Nico ne courraient aucun risque, que ça serait seulement pour eux une aventure amusante… mais il s’en est bien rendu compte cette nuit : rien d’autre ne comptait pour eux que le but qu’ils s’étaient fixé ; pour s’emparer de cette saleté de boite noire, ils étaient prêts à risquer la vie des deux enfants…
___ Où sont-ils, actuellement ?
___ eux emmener Nico, moi pas savoir où !
___ Et Alex ?
___ Alex ? Eux pas savoir ! Personne savoir !...
Tout l’après-midi, les techniciens des vingt-six principales chaînes mondiales de télévision ont tiré leurs câble, fait rouler leurs énormes caméras sur les superbes tapis des couloirs du palace, bousculé les clients, sifflé les belles clientes… le sous-directeur, affolé, débordé, s’est arraché ses derniers cheveux. A 20 heures, tout était prés. Les présentateurs vedettes sont arrivés les uns après les autres, précédés d’une foule de larbins, de lèche-bottes et d’admiratrices foldingues. Ils doivent présenter aux téléspectateurs de leur pays les numéros prévus au programme de la soirée de gala : prestidigitateur, magiciens, illusionnistes, manipulateurs, lanceurs de couteaux, devins, hypnotiseurs, en tout prés d’une cinquantaine d’attractions prétendument unique au monde. Ils sont déjà tous cadrés sur les écrans de contrôle de leurs régies. Il n’en manque plus qu’un, celui qui fera la présentation sur scène, en direct pour les privilégiés qui ont pu se payer l’un des trois cents fauteuils à vingt mille pesetas, rangé en demi cercle face au petit podium. On n’attend plus que la vedette des vedettes, celui qui, chaque soir, fait craquer six millions de téléspectatrices et téléspectateurs espagnols quand il lance, au début du journal de 20 heures, son célèbre ! Buenas noches !, un œil à demi-fermé, l’autre écarquillé comme s’il apercevait, à travers l’œil rond de la caméra, six millions de regards. Le grand Pedro des Abruzzes, surnommé Pepe des As arrive toujours le dernier, quand la dernière dame du premier rang s’est enfin assise, lasse de faire admirer à toute la galerie l’éclat nacré de sa triple rangée de perles fines sur la peau de crapaud de sa poitrine trop bronzée.
Le grand salon est noir de monde. Du beau monde. Tenue de gala obligatoire : les senores sont en habit à la française, collet droit et larges basques qui les font ressembler à des pingouins, obèses pour la plupart. Toutes les grasses senoras et toutes les petites señoritas portent des robes longues couvrant même les pieds. Elles se rattrapent sur le haut : pas un décolleté qui ne descende sous le nombril. Quant aux dos, découverts au regard une magnifique collection de scolioses, lordoses, ciphoses dorso-lombaires… il règne déjà, malgré la climatisation, une chaleur presque insupportable. Les éventails, des centaines d’éventails, froufroutent devant les visages exagérément maquillés0 toute la haute société de Barcelone s’est donné rendez-vous dans ce salon pour se montrer, se jalouser, se narguer sous l’œil complaisent des caméras du monde entier, qui n’ont, pour l’instant, rien de mieux à enregistrer.
Disséminés dans cette foule élégante, quelques pingouins s’attirent des commentaires ironiques. Engoncés dans des fracs de location, ils dansent d’un pied sur l’autre, ne sachant quelle contenance adopter quand une señorita hardie interroge du regard la grosse bosse qu’ils ont à l’endroit où les gens normaux rangent leur porte-feuille. Ils sont plus reconnaissables que s’ils portaient au cou un petit écriteau : agent secret. A l’écart de la foule caquetante, à l’abri d’une grande plante verte, Julia et Belfent ne quittent pas la scène des yeux. Zigarmore doit y apparaître en premier. Son numéro de magicien comique est prévu pour chauffer la salle et faire attendre les numéros plus sérieux. Il doit ensuite revenir à trois reprises pour détendre l’atmosphère par ses facéties. Dans sa chambre, après sa confession, il voulait y renoncer. C’est Belfent qui a insisté. Il faut qu’il repère ses anciens complices albanais et permettre de les identifier, s’ils se montrent…
S’ils y sont déjà, ils n’ont pas amené Nico avec eux. Julia a anxieusement parcouru du regard toutes les rangées de fauteuils. Aucun nino qui ressemble à Nico. L’orchestre, juché sur des gradins au fond de la scène, étire un flamenco couleur guimauve. Le bruit des conversations a grimpé d’un ton. Le parterre s’impatiente… soudain, le chef d’orchestre impose silence à ses cinquante-six virtuoses. Un trompettiste solo se lève, cerné par un spot rouge. Les lustres du salon s’éteignent. Le trompettiste lance un râle de baleine à l’agonie. Le timbalier manque crever la peau de sa grosse caisse tant il s’applique à bien imiter le tonnerre. Un tonnerre d’applaudissement lui fait écho. Du fond de la scène, contournant l’orchestre à longues enjambées, il s’avance, suivi par un seul projecteur, son légendaire sourire réglé à l’intensité maximale. Les dames s’émeuvent. C’est lui ! le grand Pepe des Abruzzes en personne ! D’un geste nonchalant, il obtient le silence, et de sa voix sourde présente tout le déroulement du gala, qui doit durer jusqu’à l’aube. Il pourrait réciter l’annuaire du téléphone ou la liste des ruelles de Barcelone, l’effet serait le même. Quand il achève son speech, la moitié des senoras et des señoritas sont en pamoison, éventées par leurs pingouins furieux de jalousie.
Pauvre Zigarmore ! Succéder sur la scène à Pepe des as, c’est s’attirer un hourvari de sifflets et de quolibets. Les pingouins, soulagés de la disparition momentanée de leur dangereux rival, se tapent sur les cuisses à la vue du petit bonhomme courtaud et joufflu. Il faut dire que Zigarmore s’est surpassé. Son pantalon trop court de dix bons centimètres laisse voir des chaussettes fluorescentes, l’une verte, l’autre rouge. Son nœud papillon clignote et son chapeau haut de forme se soulève tout seul. A chaque fois, une colombe s’en envole, qui revient se percher sur son épaule après avoir voleté au-dessus du parterre. Zigarmore est sans aucun doute un homme faible, un naïf qui s’est laissé embarquer dans une histoire politique qui le dépassait, mais quel grand professionnel de la scène ! Tous ses numéros ont d’abord l’air d’être ratés, mais c’est pour mieux mettre en évidence des manipulations vraiment extraordinaire ! Le clou, c’est lorsqu’il annonce qu’il va faire rentrer toutes ses colombes sous son chapeau, sans le soulever. Naturellement, aucune ne veut s’approcher du chapeau. Il demande alors à une dame très décolletée du premier sang de venir l’aider. Il descend de la scène, l’entraîne par le bras, la conduit jusqu’au milieu de la scène. Toutes les colombes ont disparu. Il feint de les chercher partout, pleure de rage, frappe de sa baguette tout ce qui se trouve à sa portée. Brusquement il s’immobilise face à la dame, incline la tête, se met à rigoler, s’approche, lui glisse quelques mots à l’oreille. La senora prend un air outrés, fait non de la tête. Zigarmore prend l’assistance à témoin.
___ Zuste un tout petit peu soulever le bas de la robe, senora, por favor !
Les pingouins hurlent !si !si ! Quand la senora, rouge de colère et de honte, accepte de soulever de quelques centimètres le bas de sa robe de soie mauve, trois colombes s’en échappent, dans un grand frou-frou d’ailes. Le public est en délire !
Les attractions suivantes sont plus sérieuses et très ennuyeuses. Un charmeur de serpent. Puis un fakir qui hypnotise une jeune femme d’une maigreur terrible et lui fait réciter à l’envers des fables de la fontaine. Puis un français qui rate tous ses trous de cartes, sans le faire exprès, lui. Zigarmore a rejoint Julia et Belfent. Il a le visage trempé de sueur. C’est la tension de son numéro, c’est aussi l’angoisse : ses acolytes ne sont pas là. Il a dévisagé toute l’assistance pendant son numéro. Aucun tondu aux yeux bleus !
___ Ze pas comprendre ! Eux savoir échange boite noire ce soir ! Eux devoir être ici !
Un murmure de plaisir salue le retour sur le devant de la scène de Pepe des As. Il prend sa voix enjôleuse pour annoncer l’un des clous de la soirée, la femme coupée en morceaux ! Les señores se sentent devenir toutes molles. Les señores tètent goulûment leurs gros Habans. Noir sur scène. Musique d’Arabie. Lumière bleue qui tombe des cintres et permet de distinguer une sorte de cercueil posé, à chaque extrémité, sur deux chaises. Une ombre rose se glisse à pas menus jusqu’au bord de la sinistre boite.
___ Quelle superbe créature ! Murmure Charles-Henry Belfent, le regard vague.
Crétin ! Julia l’a pensé si fort que Belfent sursaute et rajuste son nœud papillon de soie violette. La princesse des milles et Une Nuits, après quelques beaux effets de voile qui arrachent des soupirs à Belfent, s’est allongée au fond de la caisse. On n’aperçoit plus qu’une main gantée qui s’agite doucement au-dessus du rebord. Quand surgit lord Arthur, porteur d’un immense cimeterre, la salle entière est prise d’un frisson. D’habitude ils font ça avec une scie maniée très lentement. la comparse a le temps de sa contorsionner et de se glisser, on ne sait comment, hors de portée de l’engin tranchant… quand le faux émir léve au-dessus de sa téte la terrible lame recourbée, le pommeau serré dans ses deux pattes d’assommeur, Julia saisit le bras de Belfent.
___ Il faut l’arrêter ! Il va le… la tuer !
Charles-Henry est enchanté de pouvoir rassurer la frêle Julia, même si elle lui enfonce un peu trop fort ses longs ongles dans le mou du bras.
___ Ne vous inquiétez pas, chère Julia ! La ravissante Mauresque ne risque absolument rien ! Leur numéro doit être parfaitement au point depuis des années !
Julia a promis à Jonathan et à lord Arthur de ne pas révéler leurs déguisements à Belfent. Elle écarquille les yeux. Un craquement sinistre accompagne l’impact du cimeterre, en plein milieu du cercueil refermé. La salle pousse un ‘’Oh !’’ d’horreur. Les deux moitiés de la caisse pendent lamentablement du bord des chaises. Le nonce distinctement :’’all right ?’’ on ne perçoit aucune réponse. Noir sur scène.
Quand ça se rallume, le faux émir et la fausse princesse, côte, saluent le public. Julia ressort ses ongles des chairs de Belfent, qui gémit de soulagement, à moins que ce ne soit de jalousie, car l’ignoble Pepe des As vient de profiter de son prestige pour embarrasser tendrement la belle orientale. Julia en oublie un instant son angoisse de la disparition des garçons. Elle pleure de rire. Pepe des Abruzzes annonce un premier entracte de quinze minutes et sort, au bras de la princesse. Belfent, son menton tremblote comme s’il allait pleurer.


Magie double

Pepe des As a pris sa voix la plus grave pour annoncer la reprise des exhibitions. L’assistance bruissante s’est soudain tue. Le grand PPDA a l’air sincèrement contrarié. A l’entendre, il y a des limites à ne pas dépasser dans ce genre de spectacle et, s’il n’avait tenu qu’à lui, l’attraction qui va être présentée maintenant, rajoutée par les organisateurs à la dernière minute, aurait été refusée. Il n’en dit pas plus. Si c’est un moyen pour captiver l’attention du public, c’est réussi. c’est dans le plus grand silence qu’on assiste à l’installation, au fond de la scène, d’une simple planche dressée à la verticale, marquée du dessin d’une silhouette humaine, une silhouette de petite taille…
Quand Nico, très pale __est-ce cause du maquillage ?__, vient s’adosser à la planche, tout le monde retient son souffle. Julia veut bondir. Zigarmore la stoppe d’un geste impératif. Face à Nico les trois Albanais, en costumes traditionnels. Les lames d’acier des longs couteaux passés dans leurs ceintures étincellent sous les projecteurs. Julia, folle de rage, invective Zigarmore à mi-voix.
__ Alors c’est ça ! Et vous le saviez !
__ chut ! Il ne faut pas que eux remarquer nous ! Non, ze pas savoir ! Eux improviser !
Zigarmore a saisi les mains de Julia pour la calmer. Il lui rappelle ce qu’il a déjà avoué tout à l’heure dans sa chambre. Ce qui avait été prévu, c’était un numéro de divination entre lui, Zigarmore, et les deux garçons. Il devait les présenter comme deux petits anzes du ciel … et leur faire prononcer des paroles qui auraient fait comprendre aux agents du Tyrad qu’ils pourraient servir de messagers discrets pour échanger les trésors du ciel __ la boite noire__ contre les trésors de la terre__ une mallette bourrée de dollars…
Au premier choc mat sur la planche de bois, la salle a fermi. La lame s’est plantée à quelques centimètres de l’épaule gauche de Nico. Le lanceur salure mais il ne reçoit que quelques applaudissements hésitants. Le public partage l’opinion du grand PPDA : prendre un enfant pour un numéro tellement dangereux, c’est trop. Amis les trois lanceurs n’ont pas l’air de s’en rendre compte, à moins qu’ils ne s’en fichent carrément. Ils se succèdent rapidement face à leur cible vivante. Les lames sifflent et vont se ficher dans le bois tout autour du corps de Nico, qui ne broche pas. Quand la dernière se plante, à quelques centimètres à peine au-dessus de sa tignasse ébouriffée, le public lance un hourrah ! De soulagement. Nico par la main. Nico fait un geste de la tête. Il va parler.
___ Senoras, señoritas, señores ! Ces poignards m’ont épargné comme s’ils avaient été téléguidés par un puissant système électronique. Mais il n’y avait aucun système, électronique. Mais il n’y avait aucun système, aucun trucage ! C’est la main généreuse de mes amis qui a guidé les lames. La main très généreuse de mes amis vaut le meilleur des systèmes électroniques de téléguidages !
Le message est clair ! si les agents du Tyrad n’ont pas compris l’offre à peine déguisée qui vient de leur être faite… dés que le noir s’est fait, Julia et Belfent se sont précipités vers la scène, de prés par ses trois généreux anges gardiens. Tranquillement, ils ont pris place au milieu du public, sur des fauteuils qu’ils avaient dû faire réserver. Impossible d’agir au milieu d’une telle foule sans mettre en danger la vie de Nico. Julia fait un signe à Belfent. Qu’il ne les perde pas de vue ! Il faut qu’elle voie jonathan. Elle se glisse vers l’entrée des coulisses au moment où Zigarmore entre en scène pour son second numéro d’illusion comique.
Jonathan Cap et lord Arthur sont d’abord introuvables. Un groom finit par orienter Julia dans la bonne direction : l’infirmerie du palace… la princesse des Milles et Une Nuits, en se contorsionnant pour éviter la terrible lame du cruel vizir, s’est démis l’épaule gauche. Quand Julia pénètre dans l’infirmerie, un colossal masseur chinois vient de faire mettre la belle princesse à genoux devant lui. Il lui coince la tête entre ses énormes genoux, saisit son bras gauche et le soulève très doucement en arrière. La princesse grimace de douleur. Le gros chinois, très souriant, tire toujours le bras vers le haut, très délicatement. La princesse vient d’apercevoir Julia et se retient de hurler. La lourde patte du chinois s’abat soudain, bien à plat sur l’épaule démontée. Ça claque, ça craque horriblement. Le bourreau lâche sa victime et la contemple, l’air satisfait, qui se relève lentement, hagarde. J.C. tâte son épaule. Il n’a plus mal ! Lord Arthur est très soulagé. Le faux vizir tire des profondeurs de sa djellaba sa fidèle pipe sculptée à l’effigie de Mme Thatcher. Il la bourre vigoureusement, l’allume bouffées comme des baisers sonores. Le vieux fourneau chuinte. Lord Arthur pousse un soupir de satisfaction.
Ni lui ni jonathan ne sont au courant de la réapparition de Nico. Quand Julia achève son rapport, nul ne sait s’il faut en être plutôt soulagé ou craindre le pire, le sachant entre les mains de ces dangereux individus. Et Alex ? Toutes les tentatives de lord Arthur, tous les contacts qu’il a pris depuis le matin pour tenter de recueillir un renseignement à son sujet sont restées vaines… Jonathan estime que la meilleure chose à faire, pour l’instant, est de regagner la salle de spectacle. Au moins, ils pourront veiller sur Nico et observer la suite des événements. Le faux vizir et la belle princesse ont leurs fauteuils réservés. Que Julia rejoigne Belfent. Pour l’instant, lord Arthur estime qu’il vaut mieux q u’il continue à ignorer leur véritable identité.

Zigarmore est en train de saluer. Aux vivats qu’il recueille, il n’est pas difficile d’imaginer que son second numéro a dû être encore plus réussi que le premier. Il s’incline et sourit, envoie des petits baisers aux señoritas. Mais son regard fixe vise au milieu de l’assistance le petit groupe de ses compatriotes et leur lance un défi. Noir sur la scène.
___ Señoritas, senoras, señores !... vous allez maintenant pouvoir admirer l’attraction la plus extraordinaire, la plus…
Revoilà PPDA. Ça ne marche plus, son baratin. il faudrait qu’il se renouvelle un peu ! Le public bavarde et se désintéresse complètement de ses superlatifs. Il s’en rend compte, bafouille, prononce encore une phrase embrouillée où il est question de la technologie la plus avancée au service du rêve, ne s’y retrouve plus dans ses papiers. Il finit par dégager vers la coulisse sous les sifflets…
Le grand salon est plongé dans le noir le plus complet. Même les lampes des sécurité, au-dessus des issues de secours, ont été éteintes, malgré l’interdiction du chef des bombers (à veut dire ‘’pompiers’’ en catalan’’. les baffles devant la scène crépitent. Une musique monte progressivement, genre guerre des étoiles, tandis qu’au milieu de la scène une lueur, d’abord indistincte, focalise tous les regards. Ça ne ressemble d’abord à rien. Un simple cylindre de lumière pâle. Soudain quelqu’un est au milieu de la scène, comme enfermé dans la colonne de lumière !... applaudissement du public. Stupeur, joie de Julia, de jonathan et de Nico. C’est Alex ! Il est debout. Il sourit. Son visage est encore plus pâle que d’habitude, presque translucide. Sans doute l’effet de cet éclairage bizarre. Amis voilà qu’il disparaît et que tout aussitôt une autre colonne de lumière se dresse à l’autre bout de la scène. Alex s’y trouve, toujours souriant, toujours très droit et tenant à la main une grosse valise noire. Comment a-t-il fait ? Impossible d’effectuer instantanément un tel déplacement et de se retrouver, parfaitement immobile, exactement dans la même position !... l’instant d’après, il est à nouveau à l’opposé de la scène ! Il disparaît ainsi une dizaine de fois et reparaît dans l’instant même, plusieurs dizaines de mètres plus loin, sans qu’on puisse jamais discerner le moindre mouvement. C’est vraiment de la magie !
L’assistance retint son souffle. Et toujours la même musique synthétique, sans le moindre commentaire. Personne d’autre sur scène qu’Alex, figé comme une momie, serrant la poignée de sa grosse valise noire… puis tout devient encore plus insensé. Alex vient de disparaître et de réapparaître aussitôt au même emplacement, amis à plus d’un mètre au-dessus du plancher de la scène. Rien sous ses pieds. Il sourit toujours, extraordinairement figé, extraordinairement semblable à son image précédente… Julia a replanté ses ongles dans le bras de Belfent, qui ne s’en aperçoit même pas. Alex est maintenant à l’horizontale, faisait face au public, comme en état de lévitation. Lorsqu’il se retrouve, après une nouvelle éclipse, à nouveau à la verticale, il a la tête en bas ! Une spectatrice pousse un cri d’effroi. La salle murmure.
___ Divine bonté ! Souffle lord Arthur à l’oreille de jonathan Cap, la valise ! Regardez la valise ! Il la tient encore normalement, comme si la pesanteur l’attirait vers le haut !
___ Hem ! En effet… hem ! Arthur ! La valise ! C’est la valise !
Jonathan Cap n’a pas le temps d’en dire plus. Tous les spectateurs se sont levés. Ce qu’on voit maintenant sur la scène dépasse l’entendement. Alex y apparaît partout, debout au milieu, debout dans le fond et aux quatre coins, en lévitation, à l’horizontale. La tête en haut, la tête en bas, Alex multiplié plus de dix fois, présent simultanément dans dix endroits différents !...
La musique vient de s’interrompre. Une voix d’homme avec un fort accent lui succède, une voix que Julia reconnais immédiatement pour bulletin d’informations : Fadapsy !
‘’ Ladies and gentlemen ! Cette géniale attraction vous a certainement beaucoup intéressés. Vous voudriez tous connaître le secret de ma magie. Peut-être même certains d’entre vous sont-ils prêts à payer cher, très cher pour cela. Ça tombe bien, car je suis tout disposé à vendre… vous voyez cette valise noire que notre jeune ami tient à la main ? le secret est caché dedans. Pour le connaître, il vous suffira de posséder cette valise. Mais elle coûte cher, très cher ! Parmi vous, quelqu’uns seulement sont capable d’en payer le prix et ceux-là, j’en suis certain, savent de quoi je parle… messieurs, j’attends ! Que ceux qui ont une offre à me faire montent sur cette scène et l’énoncent à haute et intelligible voix !’’
Dans le grand salon, les spectateurs sont partagés entre l’étonnement et l’amusement. Ils se sont rassis et attendent la suit. Personne ne prend au sérieux cette offre de vente aux enchères. Pas tout a fait personne. Une dizaine de pingouins, ceux qu’on répétait aisément au début de la soirée à cause de leur gaucherie et de leur élégance approximative, dispersés dans le salon, ne sont pas rassis. Ils s’observent les uns les autres, l’air gêné et furibard. Lord Arthur et sa gracieuse princesse sont également debout et, du fond de la salle, Charles-Henry Belfent s’est avancé. Ce sont les trois Albanais qui réagissent les premiers. Comme un seul homme, ils ont bondi sur la scène, abandonnant Nico, qui en profite immédiatement pour s’éclipser. Du fond de la salle, Julia l’aperçoit qui disparaît dans les coulisses. A son tour, elle se glisse dans l’obscurité.
Les Albanais ne sont plus seuls sur la scène. Sous les applaudissements, tous les pingouins baraqués se sont précipités à leur suite. Chacun s’est jeté sur un Alex pour saisir la valise noire. Chacun a vu sa main baignée d’une étrange lumière pâle se refermer sur le vide… aucun des Alex présents sur la scène, pourtant si ressemblants, n’est réel. Des images en relief. Des hologrammes !... les spectateurs sont enchantés de ce numéro tragi-comique. Les applaudissements redoublent, couvrant la voix de Fadapsy qui sort à nouveau des baffles.
‘’… comprends votre déception ! Mais vous devez comprendre que pour entrer en possession de ce précieux secret, il vous faudra d’abord faire un effort pour me convaincre, un très gros effort !... messieurs, je vous vois et je vous entends. Peu importe comment ! Dites votre prix et que le meilleur l’emporte, je saurais comment retrouver l’heureux élu et comment échanger avec lui ma précieuse marchandise contre ses beaux dollars !... messieurs, veuillez vous tourner vers le devant de la scène et énoncer un prix… supérieur à vingt millions de dollars, cela va de soi…’’
C’est le comment que choisit PPDA pour reparaître. Il est très nerveux, très agité. Il a l’air complètement dépassé par la situation. Il veut faire une annonce mais son micro n’est pas branché. Il fait des signes désespérés en direction de la régie. Ça ne marche pas. Il lève les bras afin d’apaiser le tumulte qui s’est emparé du grand salon, toujours plongé dans l’obscurité. Lord Arthur et Jonathan Cap viennent de se glisser en coulisses, juste au moment où Chares-Henry Belfent se décider à sauter à son tour sur la scène pour annoncer le prix que son gouvernement est prêt à payer pour entrer en possession de la fameuse boite noire. Un coup de feu claque.


La cathédrale en chantée

Dans les coulisses, c’est la panique. Les magiciens interpellent les organisateurs, qui lèvent les bras au ciel en signe d’incompréhension et d’impuissance. Julia écarte, d’un geste impatient, un grand Sorcier indien qui l’interroge sur la suite du déroulement du spectacle. Elle n’aperçoit pas nico dans la petite pièce encombrée d’accessoires ? Où es-il encore passé ? Qu’est-ce qui lui prend de filer ainsi au lieu de chercher à la rejoindre ? Elle hésite un moment, immobile au milieu de la bousculade générale. Quelqu’un saisit son bras.
___venez vite, chère amie ! Il y a du nouveau ! Lord Arthur, toujours costumé, veut l’entraîner dans la salle. Jonathan Cap, toujours empêtré dans ses voiles, se fraie difficilement un chemin jusqu’à eux.
___ attendez-moi !
Tout le monde est trop énervé pour s’étonner de ce que la jolie princesse ait une voix si forte… Julia interroge fébrilement quatre ou cinq types. Elle doit les agripper par le revers de leurs vestons pour retenir un instant leur intention. Aucun n’a vu Nico. Par où a-t-il bien pu disparaître ? S’il était retourné dans la salle, il serait forcément tombé sur Julia ou sur jonathan et lord arthur. Un employé du bar vient d’apparaître, portant un plateau de rafraîchissements, contournant un porte-cintres encombré de costumes de scène. Cachée derrière, une petite porte…
___ Par là ! Vite !
Jonathan Cap pousse le premier la porte qui ouvre sur un couloir de service.
___ dépêchons-nous ! Attention au câble, jonathan !
Trop tard. Jonathan a glissé le bout d’un de ses escarpins roses sous une volute du gros câble noir. Il s’étale de tout son long, dans un grand nuage de soie rose… le temps qu’il se relève, qu’on l’aide à rajuster son accoutrement, qu’on parvienne jusqu’au bout de l’étroit couloir, nico a déjà filé. On débouche prés de la grande entrée du salon, face à la scène, à l’endroit où sont massées toutes les caméras. Tous les cadreurs, l’œil rivé à leurs écrans de contrôle, enregistrent l’incroyable événement qui est en train de se dérouler dans le grand salon rallumé. C’est la panique. Au premier coup de feu, tout le monde s’est jeté à terre. Entre les fauteuils renversés, une masse humaine grouillante où les pingouins ne se distinguent plus des pingouins. De cet amas écroulé proviennent des cris d’épouvante.
Sur la scéne, les espions, une douzaine, se sont immobilisés. Ils se tiennent en joue les uns les autres. On dirait une répétition de théâtre, quand le metteur en scéne crie ‘’Stop !’’, que plus personne ne bouge en attendant ses indications. Aucun ne broche. Qu’un seul petit doigt remue et ce sera la fusillade générale, le carnage. Sur le plancher, un type recroquevillé gémit. Belfent ! Julia enfonce ses ongles dans la chair tendre du bras de la princesse des Milles et Une Nuits, alias jonathan Cap…
Toutes les caméras ronronnent, sauf une, abandonnée par ses opérateurs. C’est encore Julia qui réagit la première.
___ regardez ! Cet emblème !
Sur le capot de la caméra, une plaque avec un croissant vert entourant un profil de visage en rouge, un profil connu : Fadapsy ! Et un sigle : TRT__ Tyrad Radio Télévision… ils ont filé, à l’instant ou presque, d’après le cameraman voisin. Julia s’élance dans les couloirs, vers le grand hall d’entrée du palace. Pas facile de sprinter dans un endroit aussi encombré. Elle saute par-dessus deux caniches roses qui traînent une vieille rombière américaine vers le pip-room des chiens. Elle contourne de justesse un chariot à bagages poussé par un colosse noir américain habillé comme une bouteille de Coca-Cola. Hélas ! Elle ne peut éviter un groom qui recule au travers de son chemin, croulant sous un échafaudage de bagages de luxe. Effondrement général. Le vanity-case s’ouvre en grand, des flacons sont brisés et se répandent. Julia ne prend même pas le temps de formuler un mot d’excuse. D’un bond elle se relève. Elle se jette dans le tambour de la porte, si violement qu’elle se retrouve projetée au milieu du trottoir devant l’entrée du palace. Trop tard. Une camionnette de location rouge, tous feux éteints, vient de démarrer et s’engage dans l’avinguada Diagonal, accélérateur au plancher. Julia sent ses jambes devenir molles. Son cœur se serre douloureusement. Ce qu’elle aperçoit, contre les portes arrière de la camionnette, cette forme recroquevillée entre le pare-chocs, et les vitres, c’est Nico, agrippé des deux mains à la poignée de la porte. Le fou ! il va se tuer ! Julia s’élance vers l’avenue. Un taxi passe sans s’arrêter, puis un autre. Elle se campe au milieu de la chaussée, bras écartés, pour stopper le suivant. Il fonce sur elle sans ralentir. Au dernier moment, le chauffeur donne un coup de volant sec. La grosse Mercedes part en dérapage, effectue un tête-à-queue complet sur toute la largeur du bitume. La bagnole qui vient en face ne peut stopper à temps. C’est le choc, suivi d’un autre puis d’un autre et encore d’un autre. Quatre grosses bagnoles encastrées les unes dans les autres, beau tableau de chasse ! Et la camionnette a disparu.
Sans la présence d’esprit de lord Arthur, Julia Maybridge passerait un mauvais quart d’heure. Mais avant que les chauffeurs ahuris par les chocs du carambolage aient eu le temps de se dégager des carcasses tordues, lord Arthur a entraîné Julia à l’intérieur du palace, sourd à ses protestations.
___ venez, miss Julia ! J’ai des informations nouvelles. Allons rejoindre jonathan !
Nico se cramponne de toutes ses forces. Heureusement, l’avinguada Diagonal est parfaitement rectiligne. Tant que la camionnette file tout droit sur l’avenue peu encombrée à cette heure-ci, il ne risque pas trop d’être éjecté. Il s’efforce de rester invisible de l’intérieur, accroupi sur le large pare-chocs. Il ne faudrait pas que ça dure trop longtemps. La crampe n’est pas loin. L’asphalte file entre ses jambes à une vitesse folle. Par moments les pneus arrières s’approchent dangereusement des bords aigus du trottoir. Nico ferme les yeux. Soudain un éclair. Un appel de phares. Un automobiliste qui vient par l’arrière. Il cherche à prévenir le conducteur de la camionnette. Mais l’autre ne veut rien savoir. Il accélère encore et, brutalement, vivre à gauche dans une petite rue qui remonte vers le nord. La main gauche de Nico lâche la poignée glissante. Il se retrouve plaqué, le dos à la portière, un pied dans le vide, désespérément accroché de sa seule main droite. Sous ses doigts crispés, la poignée lisse se dérobe irrémédiablement. Nico voit les arbres en bordure de la rue défiler à une vitesse folle. Il n’en peut plus. Il va lâcher.
La camionnette a freiné brutalement. Elle va stopper. Nico n’hésite pas. Il lâche prise, se met en boule, roule sur les pavés de la chaussée, heureusement déserte. Le choc est rude, mais Nico réussit parfaitement son roulé-boulé. Il se retrouve sur ses jambes, un peu étourdi. Ne pas rester planté là ! Les guibolles encore flageolantes, il se jette dans un buisson tout proche. Trente mètres plus loin la camionnette est arrêtée dans une sorte d’allée bordée de pelouses et de buissons. On est au bord d’un grand jardin public. De l’autre coté de la rue, la masse sombre de la Sagrada Familia, la cathédrale conçue par Gaudi, lance les flèches fantastiques de ses huit tours coniques à l’assaut du ciel noir de barcelone. Nico a un choc. Que c’est beau ! Il n’avait jamais vu que des photos de cette construction géante, aux forme folles, commencée vers 1880 et toujours inachevée. Entourant l’immense espace vide de la nef, des portails surmontés de tours ajourées d’innombrables ouvertures disposées en hélice paraissent sortir tout droit d’un rêve ou d’un décor de film de science-fiction. Aucune forme rectiligne, aucun angle droit, aucune ouverture, aucune cavité n’a la même dimension. Rien n’est aligné, toutes les sculptures, tous les ornements en creux ou en relief sont à l’imitation d’une végétation fantastique.
Nico n’a pas le temps de contempler davantage ce rêve de pierre ! Quatre individus viennent de bondir hors du véhicule rouge. Ils filent droit vers la palissade qui ferme le chantier de construction perpétuel de la Segrada Familia. A peine se sont-ils approchés qu’une petite porte de planches disjointes s’entrouvre. Ils disparaissent entre les lourds blocs de pierre de taille abandonnés par les bâtisseurs. Nico se retient pour ne pas foncer à leur poursuite. Il est plus raisonnable de prévenir julia. Vite, un téléphone !
Lord Arthur a entraîné Julia et Jonathan Cap dans un coin discret du bar de nuit. Il est très rouge, signe chez lui d’une vive émotion. Son collègue de la CIA vient de lui révéler des informations nouvelles, des informations stupéfiantes… toute l’affaire de la soirée de gala n’est qu’un bluff, un coup monté pour détourner l’attention des agents de toutes les puissances. Pendant ce temps-là, la transaction a bien eu lieu, mais ailleurs, dans un bar discret du port de pêche…
___hem ! Mais pourquoi toute cette mise en scène,
___ Élémentaire, my dear jonathan ! Comme tous les gouvernements ou presque se sont mis sur les rangs, Fadapsy jette le soupçon sur tout le monde, sauf sur l’acquéreur véritable, qui lui ne tient pas, mais alors pas du tout, à être identifié…
____ avez-vous appris qui c’était ?
____ Well ! I don’t know if… je ne sais pas si je suis autorisé à vous le dire… mais il n’est pas très difficile de le deviner… il suffit de se demander qui avait le plus intérêt à récupérer cette fichue boite noire et le moins intérêt à ce qu’on sache qu’il a dû payer cher, très cher pour ça…
___ Hem ! Avez-vous une idée, Julia ?
___ Je ne vois qu’une réponse : les américains eux-mêmes.
___ Gagné ! It’s easy to imagine quelle humiliation ce serait si le monde entier savait qu’ils ont dû payer Fadapsy, leur mortel ennemi, pour récupérer ce qui appartient à eux !
___ Et Alex, dans tout ça ! Quand vont-ils nous le rendre ?
___ Sorry ! Ça, je l’ignore ! Mon correspondant de la CIA m’a juré qu’il n’était pas au courant pour le garçon. Il pense que les agents du Tyrad ont improvisé ce coup pour couvrir leur fuite. Ils se sont dits que personne n’osera risquer la vie d’un si jeune…
___ … otage ! N’ayez pas peur du mot, lord Arthur ! Croyez-vous qu’ils seront assez cruels pour l’emmener de force au Tyrad ?
__ yes, je le crains, chéré miss Julia !
___ C’est affreux ! Et Nico qui est allé se jeter à son tour dans la gueule du loup…
Un discret raclement de gorge. Zigarmore, qui s’est approché sans être entendu, sort de l’ombre. Il porte une grande valise rouge. Il n’a pas le temps d’ouvrir la bouche. Un chasseur vient d’entrer dans le bar, tenant à la main un petit écriteau avec un nom à la craie : miss Julia Maybridge. C’est ainsi que dans les palaces on prévient les clients appelés au téléphone.

Alex grelotte. Il ne sait plus si c’est de froid ou de peur. Depuis combien d’heures est-il reculs dans cet endroit glacé, absolument noir ? Et pourquoi ? Pourquoi ? Cette question lancinante, il la tourne et la retourne dans sa tête sans trouver le moindre début de réponse. Il ne comprend rien à ce qui lui arrive. Et d’abord, où se trouve-t-il ? Depuis qu’il a été enlevé, on l’a trimbalé d’un endroit à un autre cinq ou six fois__ il ne sait plus__, la tête toujours enfouie sous une cagoule noire. Une seule fois la curiosité l’a emporté sur la peur, lorsqu’il s’est retrouvé dans une pièce inondée de la lumière d’une vingtaine de spots. On lui a seulement demandé de se tenir debout, une grosse valise vide à la main et on l’a photographié sous toutes les coutures avec un gros appareil relié par un câble à une sorte d’ordinateur. Ses geôliers lui ont demandé de sourire. Ils l’ont demandé gentiment. Alex a souri. Pendant quelques instants il a repris confiance. Puis la séance de pose a été terminée. On lui a remis sa cagoule et il s’est retrouvé plié en trois dans le coffre d’une bagnole. Le pot d’échappement devait être troué. Ça empestait les gaz d’échappement. Alex a cru un moment qu’ils étaient en train de le liquider… la bagnole s’est arrêté, est repartie, s’est arrêtée à nouveau, a stationné longuement sous le soleil brûlant, a encore roulé longtemps, au milieu d’une circulation intense. Poignets et chevilles entamés par la cordelette de Nylon, la bouche affreusement sèche à cause du bâillon , il avait fini par ne plus rien sentir, ni rien éprouver, ni espoir ni désespoir. Il attendait. La fin.
Quand ils ont voulu le faire sortir de ce maudit coffre, il s’est écroulé sur le trottoir. Ses jambes ne le portaient plus. Il s’est senti soutenu sous les bras, entraîné rapidement. Il lui a semblé que la nuit était tombée. Puis l’air est devenu plus froid, avec une légère odeur de moisi. Depuis, il est là. Des heures ont passé ; des jours, peut-être, il ne sait plus. Il veut dormir, dormir… la torpeur qui le gagne chasse par vagues le cauchemar éveillé où il est plongé depuis l’instant où le type à la balafre a bloqué l’ascenseur entre deux étages du Palacio Catalunya…
Happy End
A première vue, le plan de Zigarmore est une folie, mais que faire d’autre ? Lord Arthur a formellement déconseillé de prévenir la police locale. Ça provoquerait un énorme déploiement de forces qui ne ferait que durcir et bloquer la situation. Mieux vaut tenter d’entrer en relation avec les ravisseurs et négocier discrètement. Zigarmore, bourré de remords, est sincèrement prêt à tout et même à donner sa vie pour sauver celle d’Alex. Mais il faudrait d’abord pouvoir établir le contact. Ces types se planquent quelque part dans la cathédrale en construction, c’est certain. Mais dans quel recoin de cet énorme chantier ? Comment les approcher sans les affoler et sans mettre Alex en danger ?
Zigarmore a tenu à revêtir sans meilleur costume de scène : pantalon de drap bleu à pattes d’éléphant, jaquette rouge à larges basques, chemise à jabot de dentelle bouffante et chapeau claque, ça va de soi. Puis, penché sur la grande valise rouge, il a choisi avec soin de mystérieuses boîtes et menus objets, qu’il a dissimulés dans les poches secrètes de l’habit magique. Ça lui a redonné sa belle humeur. Il recommence à rigoler pour rien. Ce n’est pourtant pas le moment de faire le pitre.
__ faire confiance à Zigarmore ! Zigarmore faire grave faute ; Zigarmore maintenant réparer !
C’est Julia qui repère la petite lumière, dans l’une des tours du grand portail qui s’élève à plus de quatre-vingts mètres au-dessus de l’esplanade.
__ nous entrer là-dedans ! Mais vous rester bien cache-cache ! Hi hi hi hi ! D’accord ?
Escalader la palissade du chantier est un jeu d’enfant pour tous, sauf pour Jonathan qui n’a toujours pas eu le temps de se changer. Il faut que Lord Arthur le hisse à la force de ses bras de colosse, tandis que Julia et Nico- qui se retient de rigoler à cause du tragique de la situation- poussent tant qu’ils peuvent. Zigarmore gagne rapidement le milieu du grand espace libre, à l’emplacement de la nef. Il se campe sur la dalle de marbre du maître-autel et commence son boniment…
*
Alex a envie de vomir. Bourré dans le dos par l’un de ses geôliers, il ne parvient pas à escalader les marches de pierre aussi vite qu’ils voudraient. On lui a enfin ôté sa cagoule. L’escalier étroit s’enroule sur lui-même contre la paroi de la tour, percée d’ouvertures par où le regard plonge sur la ville illuminée. Au début, ça pouvait encore aller, mais, maintenant qu’on est à près de cent mètres au-dessus des toits proches, les embrasures paraissent de plus en plus larges, leurs rebords de plus en plus bas. Devant chacune, Alex se sent attiré par le vide.
La voix s’élève, répercutée en plusieurs échos par les murailles, stoppe net les six espions. Zigarmore, à plus de cent mètres en contrebas, les bras levés, lance ses imprécations dans le grand silence gothique. Il tient dans chaque main une torche étincelante. Son gros nœud papillon clignotant éclaire alternativement son visage en rouge puis en vert. Il se croit au music-hall, ou quoi ?
Tous les types se sont penchés à une embrasure, ahuris de surprise, les yeux écarquillés. Alors Zigarmore se lance dans un long discours, un discours bizarre qui ne veut rien dire, un discours ininterrompu dont chaque mot résonne étrangement dans le grand silence des pierres. Alex n’ose pas trop se pencher. Légèrement en retrait derrière l’un de ses geôliers, il distingue à peine la petite lumière clignotante du nœud papillon. Rouge, vert… rouge, vert… rouge, vert… et toujours la voix monocorde de Zigarmore… Alex ressent comme un vertige. Il se retire instinctivement en arrière, l’esprit confus. Devant lui, son gardien, le regard fixe, paraît fasciné par le numéro du maître magicien. Vert, rouge… vert, rouge… et toujours le boniment monotone. Soudain Alex a compris : Zigarmore est en train de les hypnotiser ! Ahuris, envoûtés par les invocations de ce petit bonhomme clignotant, leurs cerveaux de brutes s’emplissent peu à peu de ses paroles. Bientôt leur vigilance aura disparu, Zigarmore les tiendra à sa merci aussi fermement que s’il leur avait passé une corde autour des bras. Alex n’hésite plus. Lentement il pose un pied sur la marche inférieure. Son gardien ne bronche pas. Avec la même lenteur, Alex glisse l’autre pied. Toujours aucune réaction. Mais ça ne fait encore qu’une marche et il y en a plus de cinq cents avant de rejoindre le sol. Surtout, il lui faudrait pouvoir se glisser derrière les deux autres types qui le suivaient dans l’escalier. Ça n’ira jamais… encore une marche ; une autre. Alex doit se retenir de toute la force de sa volonté pour ne pas s’élancer, dégringoler quatre à quatre les marches étroites et glissantes. Son cœur cogne si fort qu’il lui semble que les autres vont l’entendre. En bas, Zigarmore poursuit sans reprendre son souffle ses incantations.
Au moment précis où Alex se glisse derrière le dernier type, un bruit nouveau vient se mêler à la litanie du magicien. D’abord ça se mélange ; impossible de distinguer ce que c’est ni d’où ça provient. Ça augmente rapidement. La voix de Zigarmore disparaît par moments sous un martèlement rapide et sourd. Ça se rapproche. Alex voit le type devant lui, penché vers le vide, qui sursaute. Le bruit couvre maintenant complètement la voix de Zigarmore. Le type s’est rejeté en arrière et crie quelque chose vers le haut de l’escalier.
Alex n’a pas besoin de comprendre l’arabe pour piger ce qui se passe. Un hélicoptère s’amène. Tous les types se sont arrachés à l’emprise de Zigarmore. Alex n’a plus le choix. Il se lance dans le trou noir de l’escalier. Presque aussitôt, derrière lui, un juron et des pas précipités. Il est poursuivi.
Cinquante marches plus bas, il y a un petit palier. Il faut choisir entre deux passages. Lequel prendre ? Alex, les mollets raidis par la dégringolade, fonce tout droit. L’air vif de la nuit le saisit. Il court droit devant lui sur une chemin de pierre. Sous lui, à droite le vide, à gauche le vide. Aucun parapet. Il vient de s’engager sur l’arche étroite qui réunit les deux tours centrales. Il stoppe net juste au milieu, frappé d’épouvante.
*
Nico a vu son frangin jaillir par la petite porte et, derrière lui, un type, revolver à la main, qui, lui, s’est arrêté au bord de la fragile passerelle de pierre. On l’entend gueuler des ordres :
__ reviens, petit c… !
Même s’il le voulait, Alex en serait bien incapable. Incapable d’avancer, incapable de reculer. Le type hésite un moment. Au-dessus de la tour, l’hélico fait un point fixe. Un treuil descend rapidement de la cabine. L’un des espions de Fadapsy s’y est déjà accroché et se fait hisser à bord. Le type qui menace toujours Alex ne sait plus que faire. Là-haut, le treuil redescend. Un deuxième espion s’apprête à se faire treuiller. D’en haut une voix lance un ordre en arabe. Le type rengaine son arme et s’élance vers le point d’évacuation. Ouf !
L’hélico dégage et file rapidement en direction de la mer. Alex n’a pas bougé. Du bas, on dirait l’une des grandes statues qui ornent le portail sud. Julia et Nico ont voulu s’élances dans l’escalier. D’un geste, Zigarmore les a stoppés. Il s’avance jusqu’au pied de l’arche. Il a rebranché son nœud papillon lumineux. Il appelle doucement Alex qui, à son nom, vacille.
__ Toi regarder seulement petite lampe ! Toi être bien… toi être détendu… toi sentir vent frais dans cheveux… toi grand équilibriste sur fil de fer… toi capable marcher sur fil de fer… avancer doucement pied droit… pied gauche… très bien ! Toi pas peur… pied droit… pied gauche…
Ça dure une éternité. C’est comme un rêve. Alex avance lentement un pied puis l’autre. De ses mains écartées, il manie un balancier imaginaire. Sur son visage, le sourire extasié de l’artiste qui défie la mort et qui triomphe.

Aucun commentaire: