samedi 17 mai 2008

La maison des fugitifs

La décision


Jamais elle n'oublierait ce terrible dimanche de mars, neigeux, humide. Leur minuscule appartement jonché de journaux aux titres incendiaires, regorgeant des récits de catastrophes, de guerres, de grèves, lourds de désastres. Et leur propre incertitude.

Un jour extraordinaire! Des projets échangés en l'air, entre eux, devenus soudain une réalité. L'enthousiasme de Richie et se réticences à elle.

Plus grand que la normale, avec sa barbe rousse, il ressemblait à un Viking sillonnant les mers à la recherche de mondes nouveaux. Pauvre Jill qui, innocemment, en avait fait un mari, un père, avec en prime, la clef de trois pièces minuscules au quatrième étage d'un immeuble neuf!

L'amour! Un amour fou! Comment aimer si fort un homme et ne partager ni ses passions, ni ses colères, être toujours en retrait, avec des demi-concessions. C'est trop facile de dire ; ''va manifester à Washington… rends-toi à Harlem … oui, donne l'argent du ménage aux panthères Noires. Moi, je reste à la maison avec Benny.''
Fini ce petit jeu! A présent, ils suivraient la même route. Sa route. Plus possible de s'abriter derrière le bébé, de se cramponner au passé.
Vingt ans de vie facile, choyée, sans problèmes, un compte courant toujours approvisionné et des plages à la mode l'été, ne l'avaient guère préparée à Richie. Haïr n'importe qui, fut-ce des ennemis, était un gênant, désagréable. Certes le Pentagone était un monstre. Ailleurs, à l'étranger, ils mentaient, tuaient les enfants ou les laissaient mourir de faim. Et cependant, quand elle voyait à la télévision les visages souriants et bienveillants des coupables, elle les contemplait avec une surprise incrédule.
La haine ne faisait pas partie de sa vie. Elle avait prévenu Richie de ne pas se laisser abuser par ses cheveux et ses robes excentriques. Une fille d'autrefois, vieux jeu, simplement. Elle aimait ses parents, adorait les anniversaires, les fêtes, les grandes réunions de famille; et les déjeuners au restaurant avec sa mère étaient pour elle une partie de plaisir.
Sotte petite Jill! Comment avait-elle pu s'imaginer qu'une situation stable, des enfants, des légumes frais à chaque repas et une pension confortable, suffisaient pour être heureux.
" Foutaises! S'écriait Richie. Si c'est ce que tu veux, pourquoi moi? Pourquoi m'avoir épousé?"
Peut-être la connaissait-il mieux qu'elle ne se connaissait elle-même. Existaient-ils des pensées confuses, enfouies au plus profond de son cœur, une enfance marquée par l'intense besoin d'un jardin secret rempli de plantes sauvages, avec une porte close et des êtres magiques habitant l'enclos? Richie avait-il entrouvert la porte, libérant ses rêves?

__ Je ne vois rien d'extraordinaire à cette idée, dit-il, traversant la pièce en deux enjambées. Nous avons tout prévu, Sam et moi: une vieille bâtisse, pas trop loin d'une ville universitaire, un endroit où respirer, travailler, discuter. Où nous pourrons être nous-même et nous exprimer en toute liberté. Personne pour commander…
Et, après une pause:
''… il est temps que nous cessions d'être en contradiction permanente avec nous-mêmes, vivant d'une manière et pensant d'une autre. Si nous voulons transformer la société, commençons par nous.
Son esprit à elle ne s'élevait pas à de telles hauteurs. Futile, inconséquente, de petits détails quotidiens occupaient sa pensée. Pourquoi, si elle en avait envie, ne pas se plonger dans un roman au milieu de la journée, fabriquer un gâteau à onze heures du soir, avec Benny? Vivre en communauté, se plier aux fantaisies de tous! Prendre le matin son petit déjeuner en groupe, elle qui parfois se sentait prise de panique dans les supermarchés, parmi la foule!
__ Ce ne sera pas une vraie communauté, poursuivit Richie. Nous serons cinq seulement. Plus ceux qui viendront, naturellement. Nous ne reverrons personne. Mais, pour le moment, nous serons cinq. Six avec Benny, tous dirigeant l'entreprise.
__ Une entreprise ne peut pas être dirigée par cinq personnes.
__ Cliché rebattu! On croirait entendre ton père. Il prétend que les hommes ne sont pas faits pour s'entendre, mais pour se battre. Nous estimons que les gens sont capables de se comprendre, de communiquer, de discuter entre eux et de vivre en paix malgré leurs opinions différentes.
Puis, avec son désarmant sourire:
__ Nous sommes épatants… tous les cinq. Formidables!
__ Tous les six, murmura Jill, et Benny est le mieux de tous.
__ Jill, je n'en peux plus! Je suis fou d'impatience. Quand partons-nous à la recherche de cette maison?
Richie, en ce moment, paraissait tellement plus jeune que ses vingt-trois ans.
__je vois très bien comment ça se présentera, dit Jill. Une vieille ferme en ruines, sans eau courante, sans chauffage, et un plat de spaghettis froids sur le coin du fourneau pour les affamés!
Devant la mine blessée de son mari, elle ajouta:
__ Je ne tiens pas que je parle, pour qu'on sache…
__quoi? Demanda Richie l'air sombre.
__ Que je suis une chiffe. Effrayée de ce qui parait trop beau pur être vrai. Tu me connais, j'ai peur de tout.
__je sais. Jouir est un péché. La malédiction calviniste. Souffrir et se repentir! Jill, débarrasse-toi de ce poids; c'est la première tâche à laquelle t'atteler.
__ ne me prends pas trop au sérieux. Je suis simplement une sotte femme heureuse. Juste un peu trop grosse.
__ grosse, non.
Jill, si terre à terre! Brune, ronde, donnant l'illusion du courage et de la solidité. Richie lui-même s'y laissait prendre, oubliant ses cauchemars et ses terreurs nocturnes.
Tous deux éclatèrent de rire et, dans les bras l'un de l'autre, attendirent le réveil de Benny.
Peu après, les autres membres du group arrivèrent pour discuter une fois de plus de leurs projets. Afin, déclara Sam de ''finaliser'' les plans. Richie le foudroya du regard!
__ Pas de grossièretés en ma présence!
Sam, Cléo et Larry. De bons amis. Au diable les vieilles harpies dans leurs fauteuils, qui, la bouche pincée, prédisaient d'un ton docte et méprisant que de tels rêves ne se réalisaient jamais!
Ils réussiraient, eux!
Six jeunes héros: Sam, son éternel cigare à la bouche, Sam qui semblait ne jamais écouter mais à qui rien n'échappait. Esprit scrupuleux, ouvert tel un bouton d'or au soleil, il possédait l'art de décortiquer les faits et de les assimiler.
Cléo, sa femme, ardente, indomptable. Petite, un visage ovale d'espagnole, elle cachait sous une apparence très féminine la fougue et la violence d'une révolutionnaire. Capable de tenir tête à n'importe quel policier qui oserait s'attaquer à elle. Pluie, vent, tonnerre, neige, rien ne l'eût empêchée de participer à une manifestation. Cléo concentrait en elle toutes les révoltes des femmes opprimées et, à ses cotés, Jill se sentait forte.
Larry était larry. Butinant parmi les filles comme un gamin dans un champ de mais, et qui, après avoir dévoré l'épi jusqu'au dernier grain, se retrouvait seul et silencieux. De longs cheveux, retenus sur la nuque en une ridicule queue de cheval que ses parents eux-mêmes ne pouvaient voir sans rire. Les étrangers admiraient ses belles mains, fines et vigoureuses, capables de créer les objets les plus extraordinaires, à partir de lambeaux de cuir, de coquillages, de bouts de bois et de vieilles boîtes de conserves ramassés le long des rues, dans le ruisseau.
Ils avaient tout prévu…, sauf le nom. Cet endroit ne serait ni un restaurant, ni une auberge, encore moins un hôtel.
__ Quelque chose de nouveau, déclara Larry. Rien de semblable n'existe à ma connaissance.
Nous inaugurerons un autre genre de vie.
__ Pourquoi un nom, déjà? Observa Richie. Quand nous aurons trouvé la maison, le nom viendra tout seul. J'ai l'horreur de prévoir l'avenir.
Certes, songea Jill, ils savaient ce qu'ils voulaient. Le trouveraient-ils? Etait-ce possible? Un rêve.
Une grande bâtisse, quelque part à la campagne, à proximité d'une ville. Un lieu où les jeunes des collèges, des universités, viendraient en fin de semaine se reposer, se détendre, dîner, bavarder, discuter. Des réunions d'amis en quelque sorte, des invités…, payant bien entendu. Richie le cuisinier; Sam l'homme d'affaire; Larry, le jardinier et l'artiste. Plus les deux femmes pour boucher les trous. Aucune contrainte, surtout. Chacun travaillera de son mieux, à son rythme, comme il l'entend. Ils insistaient particulièrement sur ce point.
__ Les femmes ne feront pas toujours la vaisselle, précisa Cléo.
__ J'établirai un système de rotation pour les corvées, promit Sam.
__ C'est ça! J'ai compris: Cléo une semaine et Jill la suivante! Non. Nous nous chargerons d'établir le programme, Jill et moi.
__ un programme, pourquoi? Intervient Larry. Personne n'en veut. Nous fuyons le monde organisé.
__ mmmm…, approuva Sam.
Avait-il écouté? Jill n'en était pas sûre.
Richie passa au chapitre de l'intendance et Sam lui conseilla de modérer ses ambitions.
__ la maison ne sera ouverte que pendant les week-ends. Deux jours par semaine. Chère frugale, esprit alerte. Le budget sera plutôt serré, tu sais.
__ et nous finirons les restes les autres jours, soupira Cléo. Je me demande si nous ne sommes pas fous?
Jill lui lança un regard suppliant:
__ Non, pas toi! Ne me décourage pas. J'ai besoin de ton soutien. Bien sûr, nous sommes fous, reprit-elle avec entrain. Et après?
__ Que décidons-nous au sujet de ''l'herbe''? Interrogea brusquement Larry.
__ pas question d'en vendre! Affirma Sam d'un ton ferme.
__ Mais permission de fumer?
__ Sûr. Sinon, autant mettre la clef sous la porte, déclara Cléo.
Sam fronça les sourcils:
__ Je ne sais pas.
__ Ni drogue, ni violence! Trancha résolument Richie. Ce sont deux impératifs absolus.
Les regards se tournèrent vers lui:
__ Tu as raison, dit Sam. D'accord. Ni drogue, ni violence.
Gravement, le groupe entier acquiesça.

Seule avec Richie, Benny, repu, couché dans son petit lit, Jill s'étendit sur le tapis:
__ Mes parents auront une attaque.
__ Ça t'ennuie?
__ oui. Tu ne les aimes pas, alors tu ne peux pas comprendre.
__ Ce n'est pas vrai, je les aime bien. Mais je mène ma vie comme je l'entends, c'est mon affaire, pas la leur. Ça n'empêche pas les sentiments.
__ Je ne suis pas de ton avis. Je me demande ce qu'est devenue Sandy. Où est-elle?
__ Comment diable en viens-tu à Sandy?
__ Je pense à ses parents, si inquiets, si inquiets, blessés, malheureux.
Sandy-la-silencieuse! Une fille qu'ils avaient tous connue au collège, et qui, soudain, avait tout lâché pour devenir une militante, membre d'un parti révolutionnaire. Recherchée par le F.B.I pour vol et destruction de dossiers, et soupçonnée d'avoir déposé une bombe dans un édifice gouvernemental. Elle avait disparu.
__ Sa famille sait où elle se cache, je suppose, dit Richie.
__ J'en doute. Ils ont rompu avec elle, je crois.
Aucun d'eux ne s'était réellement lié avec Sandy, mais Jill parfois pensait à elle. Une fugitive! Pourchassée, Sandy traquée par la police. Rendez-vous compte! Une fille avec de longs pendants d'oreilles qui lui donnaient l'air plus intéressante qu'elle ne l'était en réalité.
Jill s'était promenée un jour avec elle, sans avoir trouvé grand-chose à lui dire. Ensemble, elles avaient aperçu un animal mort sur la route. Jill avait détourné la tête. Sandy avait ramassé le petit corps et l'avait enterré dans le bois, tranquillement, sans histoire, comme un acte nécessaire, allant de soi.
Les parents de Sandy…, ceux de Jill. Sa mère, calme, efficace, ne craignant pas d'être qualifiée de rétrograde. Son père? Comme elle lui ressemblait! Curieux de tout, admirant le courage des pionniers, des novateurs, mais peu enclin à les suivre.

Aimer Richie, l'admirer et profiter de Benny, Jill n'en demandait pas plus.
A présent, il y aurait les autres.
Debout, Richie la dominait de toute sa hauteur, l'air perplexe .leur amour, en tout cas, ne posait pas de problème. Au diable le reste!
Attirant son mari sur le tapis, elle se blottit contre lui.


Ils s'étaient rencontrés pour la première fois à une fête, dans la grande salle de l'université. Jill, qui n'appréciait guère ces réjouissances de masse, était venue par hasard. Elle ne supportait pas l'alcool, et la bière lui donnait la nausée. Après avoir lâché ses études pour prendre un emploi, elle était revenue au bout d'un an et se sentait hors du jeu. Assise dans un coin, elle regardait distraitement par la fenêtre, quand Richie, soudain, s'était dressé devant elle.
__ Que fais-tu? Avait-il demandé.
__ Rien, je regarde.
__ Ça t'arrive souvent?
__ Quelquefois. J'aime regarder.

Richie l'avait longuement dévisagée. Enveloppée dans les plis d'une longue cape sombre. Elle ne se sentait pas particulièrement à son avantage.
__ Tu respires la paix, avait-il dit.
Puis il lui avait apporté une boisson qu'elle avait refusée. Sur quoi, il était parti. Elle ne l'avait plus quitté des yeux, ensuite. Cette vitalité débordante!il parlait haut, avec fougue et exagération. Son rire sonore était contagieux.
Quand elle s'était levée pour rentrer, il l'avait suivie du regard.
Par la suite, fréquemment, il s'était trouvé sur son chemin, à la bibliothèque, à la cafétéria, dans les couloirs0elle n'y avait pas attaché d'importance, jusqu'au jour où, exaspéré, il l'avait interpellée:
__ Oh! La barbe, à la fin! Es-tu une sainte ou une allumeuse? Parle. Explique-toi.
Elle avait éclaté de rire et le visage de Richie s'était illuminé:
__ Je ne t'avais jamais entendue rire. C'est joli.
Peu après, il était venu la chercher et ils avaient pris l'habitude de sortir ensemble.
Etaient-ils faits l'un pour l'autre? Pas sûr. Mais après de lui, elle se sentait plus vivante. Un éveil. Elle admirait son dynamisme, ses harangues enflammées, cette faculté de caser dans ses journées un nombre incroyable de tâches diverses. Jill, au contraire, avait besoin de solitude. Peu lui importait de manquer une sortie ou le film à voir. Et si, par hasard, deux réunions avaient lieu à la même heure, elle était capable de manquer l'une et l'autre.
__ Je me repose si bien auprès de toi, disait-il. J'ai toujours l'impression de rentrer à la maison.
Richie l'utopiste, l'idéaliste. Elle n'était ni aussi sereine, ni aussi paisible qu'il se l'imaginait. Mais, grâce à lui, elle se sentait capable de prendre des risques, de plonger et, peut-être, de surnager.
Les contraires, dit-on, s'attirent. Si bien que, leurs études achevées, tous deux diplômés, ils s'étaient mariés.
Leur vie s'était organisée plus ou moins selon ses vues à elle: quelques amis, un bébé, une situation. La paix et la joie de vivre à deux.
Mais, peu à peu, Richie s'était désintéressé de son travail; il avait pris New York en grippe. Joue après jour, elle avait vu renaître cette instabilité, l'un des traits marquants de son caractère. ''ça ne rime ç rien!'' disait-il, parlant de l'institut dont il faisait partie, un organisme, alimenté par des fonds privés et dont le but était de reclasser les noirs, Portoricains, chômeurs, sans instruction, ni qualification.
''On les case, çà et là et, naturellement, ce sont toujours les premiers à être licenciés. Ils arrivent rarement à s'en sortir.''
Quand, avec précaution, les parents de Jill avaient insinué que Richie pourrait accepter l'offre de son père et rentrer en Californie prendre sa place dans l'entreprise familiale de travaux publics, celui-ci avait bondi:
''plutôt balayer les rues que de remettre les pieds dans cette infecte boutique capitaliste, avec ses maisons en carton-pâte, tape à l'œil, bâties à la sueur des pauvres diables. Ah non! Très peu pour moi!''
Jill avait approuvé son mari. Elle ne désirait pas le voir travailler avec son père, et n'avait auprès de sa belle-famille. Elle avait fait la connaissance des parents de Richie au moment de leur mariage et vu sa mère une seconde fois après la naissance de benny. Hautains, méprisants tous deux, et si différents de leur fils! Comment avaient-ils pu donner le jour à un enfant comme Richie?
Et maintenant ? Richie avait pris sa décision, les dés étaient jetés. Adieu! New York.
Une communauté. Petite certes, mais vivre à cinq, davantage peut-être par la suite. Sans savoir comment cela pourrait marcher ou ne pas marcher. Richie à ses cotés, dormait du sommeil du juste. Jill, éveillée, songeait.
L'amour ne suffisait pas à apaiser ses craintes. Aimer Richie, toujours, bien sûr. Amis se garder soi-même, conserver sa personnalité. Sinon, elle ne serait plus rien, moins que rien. Et une moins que rien ne peut ni aimer, ni être aimée.
Jill se lève, fit chauffer un bol de lait et s'assit prés de la fenêtre pour le boire. Elle vit peu à peu le jour se lever sur New York gris et terne, jusqu'à ce qu'un rayon de soleil vînt caresser sa joue. Benny s'agita, poussa un cri et s'éveilla.


Chapitre 2: à la recherche d'un toit

Suivant de prés la voiture de l'agent immobilier, ils enfilèrent un chemin de terre assez bien entretenu, qui montait le long d'une colline. Sam freina sec quand l'agent stoppa brusquement à quelques mètres de lui. La maison était devant eux, mais ses murs décrépis, noircis pas les intempéries, se perdaient dans les arbres, si bien qu'il fallait y regarder à deux fois avant de comprendre. Un étranger passant en auto ne l'eût pas remarquée. De grands ormes, encore dépourvus de feuillage, la cachaient de la route et, quelle que fût sa couleur primitive, l'ensemble se fondait dans le paysage environnant.
Ce qui, jadis, avait été un jardin, n'était plus qu'une jungle sauvage d'herbes folles et de buissons rabougris que n'améliorait pas un énorme tas de vieilles boîtes de conserves et de bouteilles vides empilées contre quelques gros rochers couverts de mousse. Semblable ç ces rocs, la maison semblait enracinée: solide, froide, massive, c'était un bâtiment carré construit pour abriter une famille nombreuse; cinq fenêtres à petits carreaux au premier étage, une entré flanquée de deux portes-fenêtres au rez-de-chaussée. D'un coté, une longue aile avait été visiblement rajoutée après coup.
Jill, debout, serrant contre elle les plis de sa cape, eût préféré ne pas entendre Sam et l'agent parler chauffage, plomberie, fuites dans le toit.
__ Je crois qu'il y a un ruisseau au bas de la colline, dit-elle à Richie.
__ C'est exact, approuva l'agent immobilier.
Elle partit en courant, guidée par le bruit de l'eau courante. Richie, Larry et Cléo suivirent.
__ Une vraie rivière! Cria Jill. Avec une cascade!
Elle serra Richie dans ses bras:
__ Jamais je n'ai rien vu d'aussi beau!
__ Malgré les carreaux cassés et les fuites du toit? Railla-t-il gentiment.
Larry et lui s'amusèrent à traverser l'eau sur les pierres glissantes, tels des danseurs sur une corde raide.
__ Ce sera probablement au-dessus de nos moyens, soupira Larry comme ils remontaient.
L'intérieur de la maison était divisé en plusieurs petites pièces. Une grande cheminée, cependant, et un vieux fourneau à bois enchantèrent Richie.
Jill trouva cet intérieur plutôt triste, et sentit croître ses appréhensions. La cuisine était sombre, tapissée de placards brun foncé, peu engageants. Elle sortit et alla s'asseoir sur un rocher.
Enfant, elle allait rarement à la cuisine. Sa mère, qui travaillait au-dehors, abandonnait le soin de la maison à une succession de personnes compétentes, appelées ''femmes de charge''. D'autres enfants avaient des mamans qui confectionnaient des gâteaux, des tartes, des crêpes. Chez elle, les bonnes, au contraire, achetaient des biscuits secs et ne voulaient pas d'enfant à la cuisine. Jill ne parvenait pas à les différencier les unes des autres…, toujours les mêmes, ternes, inexpressives. Elles n'aimaient pas leur travail; Jill le comprenait, à présent. Leurs visages maussades lui faisaient peur, même quand, parfois, elles riraient de plaisanteries que Jill ne comprenait pas.
Depuis son mariage, Jill s'était lancée à corps perdu dans les soins du ménage. Elle adorait combiner et mijoter de bons petits plats pour Richie. Mais bientôt, elle s'a perçut qu'il était bien meilleur marmiton qu'elle, plein d'idées et de talent. Peu à peu, il s'était plus ou moins chargé de la cuisine et, bien que ce fût une aide réelle, surtout après la naissance de Benny, Jill n'en avait pas moins éprouvé un léger désappointement. Ses amies, Cléo en tête, avaient beau s'extasier sur la chance qui était la sienne, elle se sentait dépouillée d'une certaine prérogative.
Tout à l'heure, n'avait-elle pas vu le visage de Richie s'illuminer tandis que, en paroles, il bien sûr, le fourneau à bois, amis aussi une cuisinière électrique, un grand réfrigérateur… d'occasion naturellement. Alors qu'ils ne savaient même pas si l'affaire serait conclue!
Des inquiétudes croissantes l'assaillirent. Elle était jalouse de tout: du fourneau, des livres, des caméras; jalouse de toutes ces histoires dans lesquelles il se plongeait. Tant de questions le sollicitaient, le passionnaient; il ne se rendait pas compte à quel point elle se sentait exclue, abandonnée. Benny qui criait, elle-même lasse et morne, et lui, parfaitement inconscient, plongé dans un livre, absorbé par la confection d'un plat, perdu pour elle. Un jour, il avait traversé la chambre alors que Benny, blessé au pied, saignait et pleurait. Il ne s'en était même pas aperçu!
Elle ne voulait pas devenir une femme grognon, possessive. Mais de là à partager Richie avec tout le monde et de l'univers entier Richie avec tout le monde et l'univers entier, c'était trop demandé.
''Si tu ne respectes pas la règle du jeu, Jill, tais-toi. D'autres femmes sont possessives; les mères, les tantes, les cousines que nous laissons derrière nous. Tes amis prétendent qu'il faut s'exprimer, défouler, formuler ses griefs. Nous t'aiderons à t'en débarrasser.'' Les griefs, les rancoeurs, cela se garde au fond de soi, pensait-elle. Et peu à peu, ils s'effacent.
Jill revint dans la maison où l'agent immobilier discutait avec Sam au sujet du fourneau:
__ Il est vieux, mais il tire comme un diable, monsieur. Donnez-lui de quoi manger et vous verrez.
Et costume de sport, chemise à fleur, une couronne de cheveux gris autour de son crâne dénudé, il gesticulait. Larry écoutait attentivement.
__ étés-vous marié? S'informa-t-il soudain.
__ Oui, monsieur. Depuis trente ans bientôt.
Vous, les jeunes, ajouta-t-il avec un gros rire, ça ne vous dit rien. Vous n'y croyez plus au mariage. L'amour libre. Oh! Je connais la chanson! Le mariage, voyez-vous, c'est une belle institution. On n'a rien inventé de mieux.
Se rapprochant de Larry, il reprit plus bas:
__ Vous savez, je vais avoir du mal à décider les propriétaires à vous louer cette maison. Moi, ça m'est égal, je suis un homme tolérant. Je ne voudrai pas que mes gosses en fassent autant, sûr! Mais c'est votre affaire, pas la mienne. Tant que vous régler vos quittances et que vous entretiendrez les lieux… les gens, malheureusement, ne sont pas tous aussi larges d'esprit, et je vais avoir du fil à retorde avec les propriétaires, croyez-moi!
__ écoutez, interrompit Larry l'air épanoui. Ce soir, nous organisons une bonne petite fête. Je vous ferai signe. Nous n'invitons pas n'importe qui, monsieur, mais vous aimerez ça, j'en suis sûr.
L'homme rougit:
__ Je… je ne sais pas. Une autre fois, peut-être… pour me rendre compte. Sûr qu'il ne faut pas juger un livre sur sa couverture, hé?
Il eut un petit rire gêné et poussa Larry du coude.
De retour un bureau de l'agence, la secrétaire, une femme aux cheveux gris, digne et correcte devant sa machine, considéra d'un air réprobateur les cinq futurs locataires aux cheveux longs et aux vêtements multicolores, qui discutaient les termes du contrat.
__ Le village et la ville voisine sont tranquilles, souligna-t-elle d'un ton sévère. Je ne sais pas si vous vous y plairez.
__ nous aimons la compagne, déclara Sam.
__ La maison est à louer, ils acceptent le prix de location, je n'en demande pas plus. L'affaire est conclue, trancha l'agent. Pour le reste, qu'ils mènent la vie qui leur plaît, ça ne me regarde pas. Qu'ils payent leur loyer et respectent la loi, je n'en demande pas plus.
L'accord conclu, Sam versa une provision. De retour à l'auto, Larry éclata de rire:
__ Vous avez vu sa tête, quand je lui ai promis la tête?
__ Il sera très déçu, dit Jill gênée, ne partageant pas la gaieté générale.
Gênée pour le monde entier. Gênées pour ses parents. Uns fille bourrée de préjugés, une pâte molle. Pouah!
Et puis non, adieu papa, adieu maman, adieu à tout. Je suis Mme Richard Lacey, une femme mariée, avec un bébé, qui ne vivra pas comme ses parents le désirent. Son mari avant tout. Son amour!
Une maison à la compagne. Cinq…, non, six êtres merveilleux. Assez d'hésitations, de crainte, de recul. La sécurité avec le groupe, les mais, Richie Non, sécurité n'était pas le terme qui convenait avec Richie. Fièvre, passion, liberté, amour, oui. Sécurité, non. Trop gourmande, elle voulait à la fois Richie et la sécurité. Un appartement, l'amour, Benny, l'intimité à deux, l'anonymat de la grande ville. Tout! Elle avait pour de la dame aux cheveux gris. Peur des gens qui la regardaient. Hippies, drogués, orgies sexuelles, rixes, batailles. Richie, j'ai peur!
Quand ils vinrent pour reprendre Benny, les parents de Jill dirent exactement tout ce à quoi elle s'attendait.
A maintes reprises, deux, trois fois de suite, les mêmes arguments; un homme marié, avec un enfant, ne quitte pas ainsi sa situation. Qui, au nom de ciel, s'aviserait d'aller passer ses week-ends dans une sorte de cafétéria perdue au milieu des bois? Vous allez y perdre le peu d'argent que vous possédez. Ce genre d'entre^prise n'a jamais rien donné. Et pourquoi aller vivre avec d'autre, alors que vous avez toujours refusé d'habiter chez nous?
Richie s'était montré bien plus gentil qu'elle. Patiemment, sans se fâcher, il avait écouté ses beaux-parents, déclaré qu'ils avaient probablement raison, que certains de leurs arguments étaient justes. Il parlait d'un ton calme, apaisant. Jill était furieuse de cette douceur et de ces promesses qu'il n'avait certainement aucune intention de tenir. Il eût pu, à tout le moins, discuter, chercher à les convaincre, et ne pas lui laisser ce soin à elle, qui ne croyait pas elle-même à ce quelle disait. Et cela l'exaspérait.
Quand ils se retrouvèrent seuls, ils faillirent se disputer.
__ a quoi bon discuter, disait Richie. Faire de la peine, ça n'avance à rien. Mieux vaut affirmer:''vous avez entièrement raison'' et ensuite, faire ce qui vous plaît.
__ C'est malhonnête. Pas correct…, je ne sais pas… une insulte à leur intelligence.
__ Oh! Pour ça, je les crois pas très intelligents.
__ Tu insultes mes parents.
__ Non, je suis franc, honnête, puisque tu l'exiges.
Impossible de discuter avec Richie. D'une logique implacable.
__ Avant même d'être en communauté, on se dispute déjà, soupira-t-elle.
__ pas question de se disputer. Nous ne sommes pas du même avis, c'est tout. Je ne peux pas exiger que tu penses et juges comme moi. Surtout quand il s'agit de tes parents.
Elle se raidit: '' je voudrais qu'il pense comme moi…. Je voudrais… je voudrai…''
Par bonheur, les mots lui manquèrent et elle garda le silence.


Les problèmes de Jill:

Le soleil de mai brillait, délicieusement clair et chaud Jill oubliait l'état lamentable de la maison, son toit délabré, ses fenêtres aux carreaux cassés, la peinture qui s'effritait partout où il en subsistait encore quelques traces. Suivant le contrat, les réparations étaient à leur charge ''ils nous ont eus!'' avait déclaré Sam, mais personne ne s'en souciait.
Jill portait. Benny Richie suivait, chargé du berceau, du par cet de tout l'attirail propre à un bébé, les grands-parents ayant fait le nécessaire. Objets luisant, battant neuf, singulièrement peu à leur place en ce lieu. elle en avait presque honte
Larry débarqua peu après, avec Sam et Cléo. Point de bagages ni de vêtements, mais un paquet de lambeaux de cuir de toutes couleurs, sa machine à coudre, ses outils d'orfèvre et un petit tour de potier.
Cléo transportait un carton contenant douze paires de chaussures.
__ Je ne sais pas pourquoi je les ai prises. C'est idiot. Mais je ne voulais pas les laisser derrière moi. Ici, pas de problème.
S'arrêtant devant l'amas de bouteilles vides adossé au rocher, elle y déposa méthodiquement ses souliers, un à un.
__ Adieu New York, ses rues et ses avenues, déclara-t-elle solennellement.
__ Tu feras mieux de garder des espadrilles pour les bois et une paire de chaussures de ville, conseilla Sam.
__ Des espadrilles? J'en ai aux pieds, riposta-t-elle.
A contrecoeur, elle reprit une paire de sandales.
__ Je triche, soupira-t-elle. J'ai déjà des bottes.
Leur installation fut rapidement achevée, ils n'avaient rien ou presque. De tous, Benny était le mieux pourvu.
Parmi les quatre chambres de l'étage, Richie et Jill, Sam et Cléo prirent les deux du devant. Larry se contenta d'une pièce moins vaste, sur le derrière et Benny fut installé dans une toute petite chambre à coté de celle de ses parents.
En attendant l'arrivée du camion qui, de New York, apportait leurs mobiliers respectifs, Richie et Larry firent les courses, en auto, tandis que les autres exploraient les environs.
Jill s'assit sur l'un des rochers, tournant le dos à la pile de bouteilles vides. Cet air pur, Benny dans son parc, sur l'herbe verte, elle se sentait bien. Mieux qu'à la ville. La beauté, la solidité de ces rochers lui inspiraient confiance. Depuis quand étaient-ils là? Des centaines, des milliers d'années, peut-être. Durée, permanence, elle aimait ces mots. Ils évoquaient l'immortalité. Les rochers survivent éternellement.
__ Les Rochers Grises! S'écria-t-elle. Voilà le nom qu'il nous faut. Larry n'aura qu'à composer une enseigne…

Le soir, premier repas dans cette nouvelle demeure. Richie avait acheté des biftecks hachés et une bouteille de vin, afin de porter un toast aux ''Roches Grises''. Un nom qui sonnait bien, un endroit magnifique, des gens épatants, un bon dîner entre amis. La vie était belle.
Sam se chargea de la vaisselle, puis réclama une réunion générale afin d'établir des plans.
__ Le travail ne manque pas. A nous de répartir les tâches. Mais avant de plonger dans les choses bassement matérielles, nous avons quelques questions importantes à régler.
Cette note d'autorité dans la voix de Sam.
Mauvais présage. Jill crut entendre son père: ''la nature humaine reste ce qu'elle est. Révolution, causes sacrées, tout aboutit à une prise de pouvoir.'' Sam, son cigare au bec, parlant comme un chef. De quel droit? Non, surtout ne pas retomber dans les clichés direction des opérations. Ce n'en est pas plus mauvais pour cela.
__... sommes réunis ici pour nous prouver à nous-même que nous existons. Rien de plus. Nous créons une famille d'un type nouveau. Cinq individus qui choisissent de vivre ensemble au lieu d'appartenir à une famille imposée par le hasard. Patience et tolérance, tel est notre Credo. Pour nous installer et mettre notre entreprise sur rails, il nous faut établir un plan d'action. Après quoi, chacun sera libre d'agir et de s'occuper comme bon lui semblera. Si un jour Richie n'a pas envie de cuisinier, un autre le remplacera. Pas de chef, pas de règle, pas de drogue. Il y en a qui travailleront plus que les autres, sûrement. Et après? Rien ici n'appartient à personne, et tout est à nous.
Sam s'adressa directement à Jill:
__ Benny lui-même. Benny, à partir d'aujourd'hui, a cinq parents et non deux seulement. Les anciens liens ont cessé d'exister. Plus de parents possessifs, ni d'enfants brimés. Tous, nous partageons la charge et la responsabilité de benny.
Jill réprima un frisson. Son benny. Certes, personne ne lui avait promis une expérience facile,ni un lit de roses. Mais une vie nouvelle, bonne et belle ne débutait pas par une douloureuse épine enfoncée dans son cœur. Silencieuse, elle écouta les autres développer leurs projets: une cloison à abattre, l'amas de détritus à enlever, un coup de peinture général. Cuisine, nettoyage, ménage, surveillance de benny.
Jill, tu casseras de t'occuper de Benny pendant quelques jours, déclara Sam. Il doit s'habituer à nous. Comprends-tu? Nous vivons les uns pour les autres et tu es un peu trop absorbée par lui. Quand il criera, laisse l'un de nous s'en occuper à ta place. Chacun de nous a ses défauts, soyons honnêtes envers nous-même et envers les autres.
__ Thérapeutique de groupe? Interrogea Richie.
__ en un certain sens, si tu veux, acquiesça Sam d'un signe de tête. Une vie en groupe nécessite une thérapeutique de groupe. Nous sommes ici parce que nous estimons que c'est une meilleure manière de vivre. Nous cherchons à nous améliorer. Agissons dans ce sens.
__ Mmmm… j'essaierai, murmura Jill.
Calme et soumission dans sa voix, tempête dans son cœur. Jill faux-jeton? Extérieurement semblable à eux dans son blue-jean trop collant, son chandail bariolé et ses longs cheveux épars. Une bonne fille cette Jill. Réaliste, chaude, sympa, adorant son Richie. Ey, sous cette apparence, un cœur d'autrefois, filial, sentimental, maternel, un cœur qui voulait son Benny à elle seule, pour le choyer, le câliner, l'élever. Partager Benny? Jamais. Rien à faire?
Et ce ''j'essaierai'' d'une petite voix humble.
Elle était épuisée par les émotions de la journée et obligée néanmoins de ''tenir le coup''. Il fallait jouer le jeu, l'esprit plein de réticences. Voyons, qu'était-elle, en réalité? Un déchet de l'ancienne génération? Préférait-elle l'approbation de ses parents à celle de Richie? A celle de ses amis? Prise au piége des anciens principes, hésitant à s'écarter de la normale, vacillante, désirant être aimée de tous. Ils étaient normaux, eux, la nouvelle génération, une jeunesse en fleurs, croyant en la toute puissante de l'amour. Elle aussi y croyait, retenue cependant par je ne sais quoi, peur ou méfiance, une petite voix sèche qui chuchote. ''L'homme corrompt tout ce qu'il touche''. C'était bon pour les vieux, ce cynisme. Pas pour elle. Pas pour benny. Il faut que la vie soit belle pour benny.
__ Tu viens te coucher? Demanda-t-elle à Richie.
Il jouait aux cartes avec Cléo.
__ Plus tard. Je n'ai pas sommeil. Tu as l'air complètement crevée. Bonne nuit, chérie.
Ils étaient tous restés en bas. Comme une coupable, elle se glissa furtivement auprès du petit lit de benny. Naturellement, il avait repoussé ses couvertures et dormait pelotonné sur lui-même, comme une petite boule duveteuse. Elle le recouvrit doucement. Qui donc, à sa place, se fût préoccupé de tels détails. En bas, dans la cuisine, ils riaient tous bruyamment.
Le lit était humide et vide. Elle avait tant besoin de Richie? Se blottir dans leur nouvelle demeure. Sotte et sentimentale, penserait-il.
Elle s'agita dans son sommeil quand il entra dans la chambre. Puis, brusquement, elle se dressa, entièrement éveillée:
__ Benny pleure, dit-elle se levant.
Richie la retint:
__ laisse-les s'en occuper, souffla-t-il. Donne-leur une chance.
__ Il a peur dans cette maison qu'il ne connaît pas. Je ne veux pas qu'il pleure.
__ Ça ne lui fera pas de mal de crier un peu. Ils vont y aller. Il faut qu'il apprenne à les connaître.
Ils entendirent le piétinement de pieds nus traversant le palier. Puis la voix de Cléo fredonna doucement une berceuse.
__ Elle l'a pris, chuchota Jill. Il ne faut pas le lever…
Les sanglots lui coupèrent la parole.
__ je ne peux pas le supporter, Richie. Je ne peux renoncer à benny.
__ qui parle de renoncer? Au contraire, tu lui rends service. Tu le libères de cette sacrée mystique maternelle. Allons, chérie, chut…, calme-toi.
Il la pris dans ses bras et elle s'endormit, cachant son visage humide de larmes contre la poitrine de son mari.
Juin. Les arbres en pleine floraison, les légumes améliorés de Larry plantés, le tas de détritus enlevé, la façade de la maison peinte en un lumineux jaune moutarde à reflets dorés et le rez-de-chaussée transformé en deux vastes salles. A l'aide de quelques longues planches assez larges, ils avaient fabriqué une table et des bancs. Au –dehors une enseigne annonçait:
Les roches grises
Sam et Jill, dans la vielle voiture, partaient ce jour-là pour la ville voisine, placer des affiches informants les habitants que le relais des ''roches grises'' était prés à les accueillir. L'ouverture aurait lieu dans quinze jours. Par la même occasion, ils iraient retenir une chambre pour les parents de Jill qui avaient annoncé leur visite durant le prochain week-end.
__ Je commence par le salon de coiffure, proposa Jill.
__ D'accord. Moi, je vais au drugstore.
Munis chacun d'une affiche, ils se souhaitèrent réciproquement bonne chance.
Un modeste salon de coiffure, avec trois employées et quelques clientes. La patronne, une grande blonde, chignon haut, crêpé, paupières bleues, blouse blanche amidonnée, s'avança l'œil froid, la bouche pincée.
__ accepteriez-vous? D'exposer cette affiche dans votre vitrine? Murmura Jill d'une voix mal assurée.
La grande femme la toisa, de ses pieds nus à ses longs cheveux épars et son collier de perles exotiques:
__ Nous ne posons jamais d'affiches en devanture.
__ J'en vois une, cependant.
__ Pour l'église. Ce n'est pas pareil. Excusez-moi, je suis occupée.
La coiffeuse lui tourna le dos et repris la teinture d'une tête aux cheveux grisonnants. Dans la glace, Jill vit les deux femmes échanger un sourire entendu.
Sam ne fut pas plus heureux au drugstore. Se partageant les affiches, ils entrèrent dans tous les magasins de la rue principale. Sur une douzaine d'affiches, ils en placèrent trois.
__ C'est odieux! Déclara Jill.
__ nous aurions dû nous habiller autrement.
__ Je ne vais pas m'aplatir devant eux. Les vêtements n'ont rien à voir là-dedans. Chacun porte ce qu'il veut. Quel pays! Les gens sont moches.
__ songe à tes origines. D'où sors-tu?
__ Mon arrière-grand-père a combattu pour la liberté, riposta Jill.
__ Et le mien s'est sauvé de Pologne après un pogrome, à la recherche de la démocratie.
Un couple âgé les croisa et fit un détour, comme s'il se fût agi de lépreux.
__ viens!
Sam monta dans l'auto.
__ passons à l'université.
Ils appliquèrent une annonce sur le tableau d'affichage. Une autre à la cantine.
A nouveau, des regards hostiles les dévisagèrent quand ils s'arrêtèrent au motel.
__ Je voudrais retenir deux chambres communicantes, avec salle de bains, pour le week-end, déclara Jill de son air le plus ''dame''.
L'employé la dévisage d'un œil soupçonneux.
__ C'est bien vous et votre bande qui logez dans la vieille baraque sur la route de la rivière?
__ Nous habitons là-bas, mon mari et moi. Ces chambres sont pour mes parents. Vous désirez des arrhes?
__ Je ne sais pas ce j'ai de libre, marmotta l'homme. Vos parents? C'est vous qui avez un bébé?
Il paraissait renseigné. Jill était surprise.
__ oui, j'ai un bébé. Pourquoi?
__ pas la place d'un gosse avec ces hippies! Bon ! Attendez un peu. Vos parents, dites-vous? Il y aurait peut-être moyen de les loger. Mais pas des hippies qui traînent autour de la maison. Je n'en veux pas. Compris?
__ Mes parents passeront la journée chez nous, répondit froidement Jill.
Elle déposa des arrhes, et prit le reçu. Sitôt dehors, elle donna libre cours à son indignation:
__ Quel horrible petit avorton! Une paire de claques, voila ce qu'il méritait.
__ Bravo! Tu t'y mets, Jill. Ça vient.
Surprise par l'intuition de Sam, Jill le regarda. Chacun d'eux semblait deviner ce que pensaient les autres. Stupides Jill qui allait, s'imaginant que personne ne faisait attention à elle.
__ crois-tu vraiment que j'aie changé depuis que nous sommes ici?
__ Oui, comme nous tous. Tu parles davantage. Moins soumise, aussi.
__ C'est mal?
__ non, pour toit c'est bon.
__ Pourquoi les gens s'occupent-ils de nous?
__ Ils n'ont rien de mieux à faire, sans doute, dit Sam.
__ a ton avis, avons-nous tous changé, plus ou moins?
__ Un peu peut-être. Nous en parlerons ce soir.
Une soirée par semaine était consacrée à une ''conférence technique'', ou plutôt, comme disait Cléo, à une parlotte générale. Un autre soir, une réunion plus élevée leur permettait d'exposer et de discuter leurs états d'âmes, leurs sentiment, leurs projets,; de parler d'eux-mêmes et de leurs relations entre eux. Mi-plaisants, mi-sérieux, ils appelaient cela ''la soirée T.M'' (thérapeutique Mentale.)
Sam ouvrit le débat.
__ Les parent de Jill arrivent samedi. Il fait nous préparer à les recevoir. Aucun de nous n'ignore que ses parents posent un problème à Jill.
__ Avant entamer cette question, coupa celle-ci, parlons d'abord de la vaisselle. Personne ne l'a lavée, ce soir. J'avais envie de m'y mettre, mais j'ai décidé de m'absenter. Depuis trois jours, c'est moi seule qui fais la plonge.
_ Et après? Dit Larry. Personne ne te l'a demandé.
__ Je ne peux pas supporter la vue d'une cuisine encombrée d'assiettes sales.
__ ne serait-ce pas l'un de tes problèmes, insinua Richie d'un ton très doux.
Jill hésita:
__ Je ne vous comprends pas. La vaisselle est un problème général qui nous concerne tous.
__ Tu es la seule que cela préoccupe, déclara Cléo.
__ Peut-être. Mais si vous n'aimez, sachant que j'ai horreur de voir des assiettes pas lavées, pourquoi ne pas m'aider et vous en occuper plus souvent l'un ou l'autre? Juste? Sam mâchonnait son cigare:
__ Pas exactement. Nous voudrions t'aider à comprendre pourquoi des assiettes sales te dérangent à ce point.
__ C'est très simple. Elles attirent les mouches et les fourmis. Tu compliques tout.
__ Jamais tu ne te plains des fourmis et des mouches quand nous mangeons dehors.
Richie la considérait d'un air méditatif.
Jill sentait l'irritation la gagner:
__ je sais ce que vous cherchez à me faire avouer: que j'essaie de tenir un ménage comme me mère tenait le sien . En quoi est-ce si terrible? J'aime ma mère? Voilà ce qui vous dérange. Et j'aime aussi une cuisine propre.
__ nous estimons simplement que si tu tiens à une cuisine reluisante, c'est ton affaire. Nul ne t'en empêche. Larry ne demande à aucun de nous de s'occuper de son atelier, il s'en charge.
Cléo parlait avec la décision d'une femme rebelle aux besognes ménagères.
__ Mais tout le monde se sert de la cuisine ; ce n'est pas la même chose.
__ pourquoi ne se servir d'assiettes en carton? Suggéra Larry.
__ Trop cher. Et puis, il y a un problème de pollution, objecta Sam.
Jill soupira:
__ J'ai le complexe vaisselle. C'est possible. Moins sûre d'elle, déjà elle cédait.
__ Nous avons tous appris dans notre enfance à attacher de l'importance à certaines habitudes qui n'ont, au fond, aucune raison d'être, déclara Sam d'un ton doctoral. Il n'est pas indispensable de s'appuyer éternellement sur les mêmes valeurs.
Jill éclata de rire:
__ Cette discussion est parfaitement ridicule. Vous montez sur vos grands chevaux pour une simple question de bon sens. Ad absurdum! Des assiettes sales demandent à être lavées, par hygiène d'abord et pour s'en resservir ensuite. Et comme c'est un travail déplaisant, il est normal que chacun en prenne sa part.
Richie applaudit:
__ Bravo, Jill! Quand elle est furieuse elle dit ce qu'elle pense. Et, pour une fois, elle a tapé juste.
Sam sourit.
__ possible. Tu fais des progrès, bébé. Tu défends ton opinion. Nous reviendrons sur la question un peu plus tard. Parlons d'abord du vrai problème, celui des parents de Jill.
__ Pourquoi posent-ils un problème?
__ rien de ce que nous faisons ici ne leur plaira, et tu en seras malheureuses__ à tort évidemment. En outre, certains d'entre nous accepterons peut-être difficilement leurs critiques, formulées ou non. A mon avis, il faut nous préparer à les accueillir chaleureusement. De grand cœur, mais à notre manière.
Jill fixait Sam, une lueur de colère au fond des yeux. Plus que tout autre, il avait le de la hérisser. Ce ton net, positif, assuré, la mettait hors d'elle, bien qu'elle fût incapable de démêler les sentiments contradictoires qu'il soulevait en elle.
__ Vous recevrez mes parents comme vous l'entendrez, c'est votre affaire. Je n'ai pas l'intention d'en discuter avec vous, ni de les mettre en jugement.
__ allons, bébé, ne t'énerve pas. Pourquoi prendre la mouche? Nous ne faisons qu'un, ici. Pas de problèmes privés, intervint Larry d'un ton apaisant.
__ Bon! Alors, quel est le problème?
__ parlons franc, dit Cléo. Certains d'entre nous ne sont pas absolument ravis de voir débarquer tes parents. Inutile de tourner autour de pot.
__ Le moment me paraît mal choisi pour soulever ce lièvre, déclara Richie venant au secours de sa femme.
__ Jill ne nous a jamais demandé notre avis. Elle nous a mis en présence du fait accompli.
__ Ils ont le droit de séjourner dans un motel si ça leur plaît. D'ailleurs, je croyais que chacun de nous était libre d'agir comme il le voulait, à condition de ne pas gêner les autres. Mes parents ne gênent personne et vous n'avez pas besoin de les recevoir. Je m'occuperai d'eux toute seule, soyer tranquilles.
__ Ne te fâche pas, bébé…
Sam revenait à la charge:
__ nous formons une famille, ne l'oublie pas. Nous vivons sous le même toit, et les hôtes de l'un de nous sont les hôtes de tous.
__ Bon! D'accord. Organisez le week-end comme vous l'entendrez. Je vais liquider cette vaisselle.
Jill était à bout. Elle ne coopérait plus. Richie la retint par les poignets:
__ non. Tu restes ici. Pas d'échappatoire. Tu ne voulais plus faire la vaisselle et, parce que tu es en colère maintenant, tu joues à la sainte martyrisée.
__ lâche-moi. Ne me touche pas! Je ne veux pas être retenue de force. Laisse-moi tranquille.
Se dégageant brusquement, elle foudroya du regard son mari déconcerté et sortit en courant hors de la salle, hors de la maison, frottant ses poignets où les doigts de Richie avaient laissé des marques rouges. Il la suivit, cherchant à la rappeler. Les yeux pleins de larmes, elle trébuchait dans l'obscurité quand il la rattrapa sur la route et la pris dans ses bras.
__ Jill! Chérie! Je t'en prie, ne pleure plus. Je ne voulais pas te faire mal. Je…
__ laisse-moi. J'ai besoin d'être seule. Vraiment.
Détournant la tête, elle se dégagea. Navré, il laissa retomber ses bras:
__ Je t'aime, Jill. Et ce sont nos amis. Notre famille.
__ Je vous ai, Benny et toi. Je n'ai pas besoin d'une autre famille.
S'éloignant, elle reprit son chemin à pas lents, soulagée de voir qu'il ne la suivait pas.
Jill erra longtemps, tant que ses pieds la portèrent. Elle se sentait vieille, lasse. Le fait d'avoir un enfant la séparait-il des autres, était-elle en passe de devenir l'une de ces mères abusives, prête à défendre son petit contre toute influence étrangère? Cléo, affranchie de tout lien familial, serait-elle la même si elle avait un bébé? A bas la famille ! Clamaient-ils. Alors, pourquoi en fonder une nouvelle si réellement cela représentait une institution périmée?
Oh! Elle connaissait la réponse par cœur: la famille était le fait d'un hasard, tandis que les amis constituaient un choix. Tout dans la vie n'était-il pas hasard, ou accident? Hazarad sa rencontre avec Richie à cette soirée; hasard le fait oue, tous les cinq, ils aient la même année, fréquenté la même université.
Quand elle rentre, ils discutaient toujours et nul n'avaient touché à la vaisselle. Silencieusement, Jill gagna sa chambre sans leur dire bonsoir. Elle ne dormait pas quand Richie, à son tour, monta se coucher.
Etonné de la trouver au lit, il la regarda:
__ Tu n'es pas venue nous dire bonsoir, reprocha-t-il.
__ Je n'en avais pas envie. Qu'avez-vous décidé au sujet de mes parents?
__ Rien. Nous avons simplement perlé de leur visite.
__ Oh! Ces éternelles parlottes. Sam qui pontifie!
Richie se déshabillait méthodiquement:
__ ne t'en prends pas toujours à Sam.
__ Je sais ce que je dis et je suis libre de donner mon avis.
Lui tournant le dos, elle fait mine de s'endormir, mais resta longtemps éveillée.
Pour la première fois depuis leur mariage, Richie ne l'avait pas embrassée le soir.


Week-end difficile

Chargés de présents, M. et Mme Conover sortirent de leur étincelante Cadillac: elle, en pantalon blanc immaculé, ses cheveux gris impeccablement coiffés; lui, en tenue classique, pantalon gris, blazer bleu marine.
Très gênée, Jill dut accepter deux superbes chandails en laine cachemir, un pour elle, un pour Richie, et tout un trousseau que Benny ne mettrait jamais, étant donné qu'il passait ses journées vêtues d'une simple culotte. Sam, Cléo et Larry se confondirent en remerciements exagérés devant énormes biftecks et une caisse entière de bouteilles de bière.
'' Aucune importance, Jill, ne t'en fais pas. Ce sont tes parents, bons et généreux, et tu les aimes de tes amis''
Elle fit à ses parents les honneurs de la maison, tout en évitant soigneusement la chambre de Sam et de Cléo, à cause du lit toujours défait et des vêtements éparpillés sur le plancher .
__ Nous avons chacun notre chambre, dit-elle, c'est agréable. Benny lui-même a la sienne.
__ Je n'aime pas beaucoup ces vieille demeures, observa son père. De vrais nids à incendies.
__ La maison est là depuis plus d'un siècle. Elle tiendra encore un bon bout de temps, riposta Jill avec un rire forcé.
A la cuisine, il considéra d'un air consterné le vieux chauffe-eau:
__ Ridicule, pour une telle maison et tous ces jeunes gens. Un bon cumul à l'électricité vous donnerait toute l'eau chaude dont vous avez besoin.
__ Très agréable, évidemment, rétorqua Richie, mais trop cher. C'est au –dessus de nos moyens.
M. Conover regarda sa femme:
__ Un cadeau pour l'inauguration de la maison, hé? Suggéra-t-il. Pour l'agrément et le confort de tous?
Richie secoua la tête:
__ Vous êtes trop bon, mais ça n'est pas nécessaire. Celui-ci nous convient parfaitement.
__ Ce serait formidable, si ce n'est pas une folie, intervint Jill, se détournant pour ne pas rencontrer le regard désapprobateur de Richie.
__ Il ne s'agit pas de nous seuls, nous vivons en groupe et je ne pense pas que nos amis accepteraient un cadeau de cette importance.
__ Pourquoi? Nous ne demandons rien en retour.
M. Conover cachait mal sa surprise.
__ Le problème n'est pas là. Nous en discuterons entre nous, coupa Richie qui changea précipitamment t de sujet de conversation.
Jill entraîna ses parents au-dehors, afin de leur montrer le jardin et l'atelier de Larry, sous un petit hangar. Sa mère la prit par le bras:
__ es-tu heureuse, ici? Est-ce réellement la vie que tu désires mener,
__ C'est formidable. Et si bon pour benny.
__ Tu parais nerveuse, tendue, je te trouve fatiguée, tu as trop de travail; cette maison est lourde à tenir.
__ l'installation a été un peu dure, mais c'est fini. Quand l'affaire aura démarré, tout ira bien, ne te fais aucun souci pour moi.
Mme Conover ne répondit pas. Jill sentit que sa mère n'était nullement convaincue.
Quand ils rentrèrent, Larry, assis par terre avec Benny, le bourrait de spaghettis froids. Horrifiée, Mme Conover murmura:
__ Ce petit aime-t-il vraiment les pâtes froides?
__ Il adore ça, affirma Larry introduisant une énorme cuillerée dans la bouche encore pleine du bébé.
__ Oh! Vous allez l'étouffer!
Mme Conover ne pouvait plus se retenir.
__ Jusqu'à présent, il n'est pas mort, déclara Richie d'un ton ferme.
__ Il prend toujours ses repas assis par terre? Jill, où sont la petite table et la chaise de bébé que nous t'avons données?
__ En haut, dans ma chambre. Benny préfère prendre ses repas de cette manière.
Sa mère, Jill le savait, s'arrangerait pour lui parler seule à seule. Ce qui ne tarda pas.
__ Jill, ma chérie, je ne pense pas avoir jamais été une mère abusive, et je ne veux pas le devenir. Tu as le droit de mener ta vie comme tu l'entends. Mais Benny! Mon petit-fils! Je ne peux pas admettre que cet enfant soit élevé comme un petit animal et nourri de vieux restes. Il a besoin de légumes frais, de bon lait, de viande et de jus de fruits.
__ Il en a maman, tous les jours.
__ J'ai peine à le croire. Ce n'est pas bien. Pas correct. Si vous aimez cette vie, Richie et toi, c'est votre affaire. Mais vous n'avez pas le droit de l'imposer à benny.
__ Que veux-tu dire?
Jill réprima un frisson d'inquiétude. Mme Conover sourit:
__ Eh bien! Je suis à la retraite, libre de mon temps, nous pouvons très bien le garder chez nous, papa et moi, pendant que vous vous livrez à vos expériences.
__ Jamais je ne donnerai Benny! S'écria Jill.
Sans se fâcher, sa mère reprit d'un ton apaisant:
__ non, et je le comprends. Mais tu le laisses aux mains d'une bande de va-nu-pieds. Sais-tu qu'on pourrait te le prendre? Si jamais une infirmière ou une assistante sociale venait enquêter par ici…
__ Maman, ne dis pas des horreurs pareilles! Jill était au bord des larmes.
__ Jamais personne ne me prendra benny. Jamais!
Mme Conover soupira:
__ ne parles pas trop vite, mon petit, un jour il te quittera et tu ferais mieux de t'y préparer dés maintenant. Crois-moi. Je sais.
__ C'est différent. Il sera grand, alors. Adulte.
Jill néanmoins avait peur. Jill-la-bouirgeoise. Mère bourgeoise et possessive. Ballottée, écartelée entre les principes inculqués et les idées nouvelle! S'affranchir n'était pas facile.
Le dimanche soir la retrouva totalement épuisée. Ce week-end avait été éprouvant, perpétuellement sur la corde raide entre ses parents, Richie, Benny et les autres. Les rendre tous heureux. Pourquoi? Le bonheur, quelle invention! Une carotte pour attirer les gens.
Larry s'était éclipsé pour l'une de ses mystérieuses sorties. Promenade dans les bois? Courses au village? Nul ne savait où il disparaissait. Jusqu'au moment où, longtemps après, il faisait allusion à une rencontre, ou une découverte, rapportait un bout de cuir, un morceau d'étoffe ramassés le long d'un chemin.
Il revint le dimanche soir, les yeux brillants, l'air sérieux.
__ Je demande une réunion générale ce soir, dit-il.
__ Je suis trop fatiguée, je n'en peux plus, protesta Jill.
__ C'est indispensable. Une grave décision à prendre. Sans retard, dés ce soir.
Jill déclara qu'elle montait coucher benny. Mon bébé, et c'est moi qui le couche ce soir.
Sam se met à rire:
__ Ho! Ho! Ta mère est passée par là.
Jill lui fait face, agressive:
__cesse de m'agacer avec ma mère. Tu parleras le jour où vous aurez un enfant, Cléo et toi, jusque-là, tais-toi.
Elle ne put s'empêcher de rire, à la vue du visage stupéfait de Sam.
Seul tous deux, au premier, Jill et Benny se livrèrent à leurs dialogues et je peux particuliers, tandis qu'elle déshabillait le petit corps et s'extasiait sur sa beauté. Fantastique d'avoir produit une telle merveille!
Quand elle redescendit, ils étaient tous rassemblés dans la cuisine. Larry, debout, parlait d'un ton grave: _ certaines gens_ ne me demandez pas qui –m'ont contacté; ils m'ont dit que Sandy cherchait un endroit où se cacher pendant quelques semaines et se demandaient si nous ne pourrions pas la garder chez nous un certain temps?
Il s'assit, conscient d'avoir lancé une véritable bombe.
Jill enfin rompit le silence:
__ C'est risqué! Dit-elle. Ma mère m'a justement parlé de Sandy. Elle m'a demandé si j'avais de ses nouvelles. Nous avons été au collège ensemble, elle le sait.
__ Où est-elle s'informa Cléo. Prés d'ici?
Larry secoua la tête:
__ ne me posez pas de questions, je ne pourrais pas y répondre. L'importante est de savoir si nous acceptons de l'accueillir parmi nous.
Personne ne dit mot, chacun attendait que l'autre prît position. Sam parla le premier:
__ Quand faut-il prendre cette décision?
__ Ce soir. J'ai promis de les appeler demain matin à dix heures, d'une cabine publique. Et le seul numéro que j'aie est celui d'une autre cabine publique.
__ Mystère et boule de gomme! Un vrai roman policier, marmotta Cléo.
__ Pourquoi nous ? demanda Richie. Sandy nous connaît à peine.
__ Il se peut que ce soit l'une des raisons, dit Larry. Elle ne peut pas se réfugier chez des amis dont la maison risque d'être surveillée.
Richie secoua la tête, les sourcils froncés.
__ Je pense pas qu'elle serait réellement en sécurité chez nous. D'ici quinze jours, la maison va être ouverte au public. Alors, je ne vois pas…
__ Elle n'est à l'abri nulle part, mais certains endroits présentent moins de risques que d'autres. Elle s'est promenée partout, a pris la parole sur tous les campus. Jusqu'à présent, ils ne l'ont pas ramassée.
Richie hochait toujours la tête.
__ Je vois mal comment la recueillir. Nous avons tout misé sur une entreprise qui doit réussir. Prendre un bon départ est capital. Et il y a benny. Je suis responsable de lui. Non, vraiment, ce n'est pas correct de faire appel à nous. Non-violents. Nous sommes des non violents. Je ne sais même pas si je désire aider sandy. Certainement pas si elle se mêle de faire joujou avec des explosifs. Elle aurait pu tuer du monde.
__ Je partage l'avis de Richie, appuya sam. Nous sommes venu ici pour fuir la violence, créer un nouveau type de vie. Pas pour être compromis dans de sombres histoires.
Les yeux de Cléo lançaient des éclairs:
__ Comment pouvez-vous tous les deux parler ainsi? Sandy n'est pas n'importe qui. C'est une amie. Vous la condamnez avant même de savoir si elle est coupable. Nous ne savons pas si elle a vraiment posé des bombes, et j'en doute. Comment pourrions-nous la laisser tomber?
Larry se tourna vers Jill:
__ tu n'as encore rien dit. Quel est ton avis?
__ Je réfléchissais , répondit lentement Jill. Je suis probablement celle de nous qui s'occupe le moins de politique, je n'envisage donc pas la situation sous le même angle que vous. Je n'en fais pas une question de principe. A-t-elle bien ou mal agi? Aurais-je le courage de mener la vie qu'elle même ? D'après ce que j'ai lu dans toutes les paperasses que rapporte Richie, elle a toujours nié avoir participé à une quelconque histoire de bombes. Je pense à Sandy: une fille comme nous, une amie de classe et j'essaie de comprendre. Elle a du courage et, si nous l'abandonnions, j'aurais honte.
Richie écoutait sa femme, surpris.
__ Tu ferais courir ce risque à Benny ? a nous tous? Tu es folle.
Les yeux bruns de Jill se plantèrent droit dans ceux de son mari.
__voudrais-tu que Benny soit le fils de lâches qui n'osent pas prendre un risque? Tu clames à tous les échos que le pays est en train de somber, que la justice n'existe plus, que l'état est devenu un état policier, qu'on arrête des innocents parce qu'ils sont contre le gouvernement. Et nous refuserions asile à quelqu'un qui lutte pour la bonne cause?
__ C'est probablement parce que tu n'es ni d'un coté, ni de l'autre, que tu parles ainsi, intervint sam. L'individu n'est pas toujours ce qui compte le plus. Notre devoir est d'être objectifs, sans romantisme ni sentimentalité. La sécurité de six personnes, contre celle d'une isolée.
Jill lui fit face, les yeux brillants de colère:
__ l'individu est toujours ce qui importe le plus. Tout être humain a une valeur. Si je crois en quelque chose, c'est bien en cela.
__elle a raison! S'écria Cléo. Entièrement raison. Tout acte révolutionnaire perd sa valeur et devient une apologie de la violence si l'on ne respecte pas le droit à la vie de tout homme.
__ nous songeons à nous et à notre œuvre, reprit à son tour Richie. Nous avons entrepris une tâche que nous devons mener à bien. Si jamais Sandy se fait épingler chez nous, ce sera la fin de tout.
__ Tu transformes une éventualité en réalité…
Le petit visage tendu de Cléo se crispait.
'' Larry estime que personne n'aura l'idée de la rechercher chez nous, sinon elle ne viendrait pas, c'est évident. Qui sommes nous, je te le demande, si nous la repoussons? Des rebuts de bourgeois, vaguement libéraux, qui ne valent pas la corde pour être pendus!
__ Les femmes contre les hommes, à ce qu'il semble, observa sam.
__ pas tout à fait, sourit Larry. Je suis de leur coté.
__ trois contre deux! Clama Cléo triomphante.
__ exact, reconnut Richie d'un ton résigné.
L'air préoccupé, il fronçait les sourcils et caressait nerveusement sa barbe rousse.
__ Une telle décision demanderait l'unanimité, déclara Sam d'un air sombre. Je n'aime pas ces divergences.
__ faites l'unanimité, rien ne vous en empêche, riposta Jill.
__ allons plutôt nous coucher et nous remettrons la question la question aux demain matin, proposa sam. La nuit porte conseil.
Proposition qui rallia les suffrages.

Seuls dans leurs chambre, Jill perçut la surprise, et même l'irritation de son mari. Elle-même demeurait étonnée de la facilité de sa décision. Jill-la –romantique. Peut-être, mais plus que cela : une sorte de naissance, comme un objet sortant de son enveloppe protectrice de cellophane. Jusqu'à présent, elle était toujours restée dans l'ombre de Richie, la suivant, lui et les autres.
S'apercevoir soudain que leurs idées, leurs raisonnements pouvaient ne pas être les siens, quelle nouveauté! Sentir que devant une grave décision, elle restait libre de son choix.
Révolutionnaire? certes, non. Mais pas une pâte molle, une de ces réformatrices à la noix, qui n'existe plus en présence du moindre risque. Elle se raidit pour affronter les reproches de riches.
Il commença, tout doux, tout doux:
__ Je ne te comprends pas. Toi qui n'as jamais voulu participer à la moindre manifestation, te voilà qui cours au martyre. Prête à tout pour venir en aide à une exaltée, une excitée qui se fera prendre un jour ou l'autre. Au fond, j'ai tort de m'étonner, ce sont les gens comme toi, sans expérience et sans discipline, qui font les pires sottises et créent le gâchis.
Avec un calme qui la laissa stupéfaite, Jill haussa les épaules:
__ vas-y. Dis-le. Je suis une sotte petite bourgeoise romantique, inconsistante, illogique. C'est vrai. Et j'ajoute: je ne suis pas une militante, je ne désire pas changer le monde, démolir le pentagone. Je suis un petit esprit, avec de modestes ambitions. Mais pas une moule, une chiffe qui refuse d'aider une femme qui, elle, prend des risques. Je ne sais pas si Sandy a tort ou raison, amis c'est une fille comme moi, élevée de la même manière, et qui a choisi de se battre. Elle fait ce que jamais je n'aurais le courage de faire et je l'admire. Je déteste la violence, je n'y crois pas, mais n'es-tu pas le premier à dire, que sans elle, jamais rien ne changerait dans le monde?
Dans les yeux de Richie se lisait la phrase bien connue: '' chérie tu es si sentimentale. Moi je suis réaliste''.
__ poser des bombes est inutile, insensé, dite il d'un ton condescendant. Ça ne sert à rien, c'est anarchique et stupide.
__ Insensé! Je ne te le fais pas dire. Tout est insensé: la guerre, se tuer en auto, périr dans un accident l'avion. Seuls comptent les hommes, ce qu'ils font et pourquoi ils le font.
S'apercevant qu'elle criait, Jill baissa la voix:
__ Ils poursuivent Sandy parce qu'elle a détruit quelques dossiers, compromettants peut-être. Ridicule! Insensé! N'empêche que le monde est divisé en deux camps, et nous savons de quel coté nous sommes.
Richie était allongé sur le lit, tout habillé, les mains derrière la nuque, les yeux fixés sur Jill tandis qu'elle se déshabillait, toujours sous l'empire de cette soudaine prise de conscience de son existence propre. Et, plus encore de son autonomie. Elle n'appartenait à personne, ni à ses parents, ni à Richie, ni à ses amis.
Jill Conover-Lacey: une femme!
Le visage de Richie se détendait, s'adoucissait en la regardant: elle vit luire de la tendresse dans es yeux. Aimer Richie était magnifique, mais rester soi-même, intacte, ni diminuée, ni amoindrie par l'amour, tel serait désormais son Credo.

Expédition risquée

Son estomac se contractait. Cette. Cette discussion au sujet de Sandy : oui…, non… oui, le rendait malade. Tous inquiets, la peur au ventre, lui-même inclus. Comme si l'on vivait dans un état policier avec des écoutes ou des télescopes électroniques braqués sur vous, ici, heureusement, rien que des oiseaux, de gentils petits animaux, du vent dans les arbres et l'eau courante du ruisseau.
Larry se dirigea vers l'auto et, comme d'habitude, dut avancer le siége. Un mètre soixante à peine, un héritage paternel dont il se fût volontiers passé, une véritable malédiction avec laquelle il fallait bien vivre.
Cette matinée radieuse n'était pas à l'unisson. Pour cueillir et ramener une fille recherchée par le F.B.I, un jour sombre et pluvieux eût été plus dans la note.
'' Vous passerez en voiture devant le supermarché; une fille vous y attendra, vêtue d'un imperméable noir et portant deux sacs à provisions. Lunette de soleil, cheveux très noirs, frisés, coupés court. Ne vous arrêtez pas. Embraquez-la au passage et repartez. Surtout, ne rentrez pas directement chez vous. Faites un tour n'importe où, pendant une heure environ. Attention au code de la route. Ne faites rien qui puisse attirer l'attention d'un flic.
La voix, au téléphone, était grave, sévère. De quoi s'agissait-il? Aider une fugitive à échapper à la justice, ou sauver une patriote qui avait le courage de ses opinions? Les hérétiques que l'on torturait et brûlait au moyen age étaient devenus plus tard des héros et des martyrs.
Enfreindre les lois existantes, était-ce un crime? Si les peuples ne s'étaient pas battus pour conquérir l'indépendance, si des gens courageux n'avaient pas caché et protégé les esclaves noirs en fuite…?
Comme il roulait à travers la compagne paisible, Larry songea que le sort de Sandy était entre ses mains.
Ce matin, à la réunion, ils étaient tous tombés d'accord. Aucun d'eux ne désirait réellement la repousser. Pas avant de l'avoir vue, en tout cas. '' Refuser, avait souligné Cléo, serait la condamner sans lui laisser le loisir de courir sa chance. Le seul fait de se confier à nous porte à croire qu'elle nous range de son côté. J'estime qu'une fille compromise dans une dangereuse affaire d'explosifs ne ferait pas appel à nous.''
Larry seul avait où la rencontrer. Pour peu qu'il le décidât, rien ne l'empêchait de la laissez choir. Non qu'il y songeât sérieusement, mais jouer avec cette pensée lui donnait un sentiment de puissance à Sandy?
Une assez jolie fille. Ils étaient allés ensemble à quelques rallyes scolaires, puis s'étaient retrouvés plusieurs fois au dehors. Ils avaient parlé d'eux-mêmes et de leurs familles. Un père agent de publicité à Chicago, une mère au cœur débordant, plaignant les malheureux, à distance s'entend, et organisant bals et ventes de charité à leur intention. Sandy avait passé la plus grande partie de son enfance dans des écoles et pensionnats divers dont aucun n'avait su retenir son intérêt.
Parlant de lui, Larry n'avait dévoilé que des demi vérités:
'' Mon père a passé un an en prison, avait-il raconté, non sans fierté, parce qu'il a refusé de coopérer à des actes qu'il jugeait néfastes. Un témoin gênant, tu comprends. Alors, ils l'ont bouclé. J'étais un gosse à cette époque, mais je me souviens très bien avoir envoyé non poing dans la figure d'un garçon qui traitait mon père de '' gibier de potence''.
Sandy avait paru prodigieusement impressionnée. '' Avoir un père pareil, c'est fantastique. Tu dois être rudement fier de lui.''
Etait-ce en souvenir de cette conversation qu’elle se fiait à lui aujourd’hui ? Cette pensée le fit sourire.
Il avait, alors, gardé la suite de l’histoire pour lui. Certes, il avait été fier de son père. Mais, sorti de prison, celui-ci n’avait plus trouvé d’emploi. La vie était devenue difficile, jusqu’au jour où il avait emprunté la somme’ nécessaire et ouvert une petite laverie. Son père ! Un journaliste de talent, assis dans cette horrible petite boutique, toute la journée, six jours par semaine, de plus en plus amer et découragé. Sa mère non plus n’avait pas admis la situation. Les disputes étaient fréquentes à la maison.
__ Ils t’ont détruit ! Criait-elle. Bouclé. Ils t’ont eu !
__ Ça m’est égal, ripostait-il. Tout m’est égal pourvu que la journée passe et que j’avale mon somnifère la nuit. Oui, ils ont gagné. Je suis fini. Liquidé !
Larry avait grandi, déchiré entre la rancœur de son père et la colère de sa mère.
‘’Désabusé je suis, désabusé je reste’’, avait- il dit au cours d’une conversation avec Richie qui connaissait toute son histoire mais ne désespérait pas de le transformer en militant comme lui.
‘’ Tu ne peux pas passer ta vie à contempler le monde d’un œil désabusé’’, avait-il rétorqué.
‘’ Pourquoi pas ? Ma mère parle comme toi, mais je vois mon père et je me dis : a quoi bon ? On ne gagne jamais. Ils finissent par vous avoir un jour ou l’autre, il faudra bien que je gagne ma vie sagement. Alors, pourquoi me lancer maintenant dans la politique ?’’
Larry conduisait distraitement, laissant courir son imagination. Abandonner Sandy serait d’un cynisme total, car tôt ou tard elle se ferait prendre, c’était inévitable. Si Larry s’en tenait aux propos de son père, rien ne changeait. Tout allait de mal en pis. Sa mère, au contraire, vantait les progrès accomplis et ceux qui ne manqueraient pas de se réaliser dans l’avenir. Néanmoins, se ranger aux côtés de Sandy, aller la rechercher, était en quelque sorte s’acquitter d’une dette morale tacite envers son père.
Selon les instructions données, au prochain virage il déboucherait à l’endroit indiqué.
Elle était là, une mince jeune fille en ciré noir, cheveux court, bouclés. Il se souvenait de son visage, de ses taches de rousseur, ainsi que du sourire timide découvrant de petites dents penchant, il ouvrit la portière, s’empara des deux sacs et les lança dans le fond de la voiture. Puis il la fit monter à ses côtés.
Aucun d’eux ne parla avant d’avoir atteint la grande route. Gardant scrupuleusement sa droite, il roulait doucement, un petit cinquante à l’heure. Pour la première fois, il dévisagea sa compagne : un teint blanc, des cheveux très noirs. Elle semblait pâle et lasse.
__ Tes cheveux ? Ils étaient plus clairs.
__ J’ai une perruque.
__ Et les taches de rousseur ?
__ Maquillage.
__ Je pose des questions idiotes.
__ oui.
Le petit visage restait sérieux.
__ puis-je en adresser d’autres, plus pertinentes ? … ou plus impertinentes, ajouta-t-il avec un sourire.
Elle sourit également.
__ Je ne promets pas de répondre. Ce que je dis pourrait être retenu contre moi…
Larry se sentait nerveux, excité. Le plus tranquillement du monde, sur une voie publique, il véhiculait une femme recherchée par le F.B.I. si jeune et si émouvante d’apparence. L’air tellement innocent. Comment lui parler. Une situation impossible, en vérité.
__ Se grimer, c’est efficace ?
Elle haussa les épaules :
__ Je peux toujours l’espérer.
__ pourquoi fuir si tu es innocente ?
__ Je ne fuis pas. Je me suis montrée partout, sur les campus, dans les meetings. Mais j’ai mes raisons pour disparaître en ce moment. Je ne veux pas qu’ils me ramassent. Ils pourraient me garder des mois en prison, attendant d’atre jugée. C’est- arrivé à d’autres.
__ Tu parais bien calme.
__ Extérieurement peut-être, mais crois-moi, je n’en peux plus.
Il resta silencieux quelques minutes, puis posa la question qui lui brûlait les lèvres :
__ as-tu réellement fais ce que disent les journaux ? Placé des bombes ?
__ Certainement pas.
Sa voix était plus assurée, plus ferme.
__ Je ne crois pas à la violence. ‘’Ils’’ se sont engagés dans cette voie, avec leurs explosifs. Ce sont ‘’eux’’ les criminels, pas nous.
Surpris de cette véhémence, il poursuivit néanmoins :
__ Tu parles des tiens. Je croyais qu’ils étaient des apôtres de la violence.
__ Je ne sais pas ce que pensent ceux auxquels tu fais allusion. Je ne fais partie compte des prêtres, des pasteurs, des religieuses, des non-violents de toutes les classes de la société. Nous sommes des gêneurs, parce que nous avons raison et que bien des gens sympathisent avec nous. Mêmes en temps de paix, nous poursuivrons notre action. Nous sommes contre la dictature militaire qui dépense des milliards en armements, alors que des peuples entiers meurent de faim…
__ Assez ! Pas de grands discours. J’ai compris.
Elle se mit à rire :
__ J’ai pris l’habitude de toujours répondre avec sérieux et à fond. Dis, je ne sais rien de l’endroit où tu me conduis. Parle-moi plutôt de ce que j’y trouverai ?
__ Que veux-tu savoir ?
__ Quels sont ces gens ? Que font-ils ?
__ Tu les as connus à l’école. Moi, je suis l’excentrique, le mouton noir.
Et, avec un coup d’œil de coin :
__ C’est triste d’être un oiseau solitaire. Eux, qui sont-ils ? Deux couples. Des romantiques. Ils veulent transformer la société, changer de genre de vie. Moi, ça m’est égal.
__ Alors, que fais-tu ici ?
__ Je n’en sais trop rien. Pourquoi fais-tu ceci plutôt que cela ? Bon ? Épargne-moi une nouvelle homélie. Tu as des principes, des convictions, c’est entendu. Je les connais.
__ Pourquoi ce cynisme ?
__ parce que rien n’aboutit à rien. Les événements suivent leur cours et tout va de mal en pis. Mais, ne t’en fais pas, ils sont très chouettes là-bas, à la maison. Jill est remontée à bloc. Richie estime qu’il est un don du ciel à l’humanité. Sam sait tout et Cléo est une enragée. Folle furieuse contre la société et légèrement dingue…
Larry éclata de rire.
__ La seule personne de bon sens, c’est moi, parce que j’ai compris que je ne sais rien.
Sandy se hérissa :
__ Je ne suis pas une bête curieuse. Il n’empêche que je vous suis reconnaissante à tous les cinq de m’accepter parmi vous. Je ne resterai pas longtemps.
__ Pourquoi ? Tu penses qu’ils mettront la main sur toi,
Elle secoua la tête :
__ Pas si j’arrive à leur échapper. Non, amis il est dangereux de séjourner trop longtemps au même endroit. J’irai bientôt ailleurs.
__ fichue existence ! Courir ainsi d’une cachette à l’autre.
__ pas drôle, non. Mais je poursuis un but, ça aide…
Elle poussa un soupir.
__ L’atteindrai-je jamais ?
Larry ne demanda pas quel était ce but car, au même instant, son attention fut attirée pas un écriteau planté au bord de la route :

Chèvres à vendre
Il s’arrêta :
__ voilà ce qu’il nous faut. Deux chèvres. Elle dévoreront les restes, donneront du lait, et nous ferons des fromages.
Braquant en marche arrière, il remonta vers l’entrée de la ferme.
__ Je reste dans l’auto, dit Sandy remettant ses lunettes noires.
Larry la considéra d’un air pensif et haussa les épaules, réprimant un léger frisson. Donner asile à une personne recherchée par la police, ça pouvait chercher combien ?
Il entama une discussion avec la fermière.
__ Vous prenez la paire ? demanda-t-elle.
__ Je pense. Il ne faut pas les séparer. Voyez, la petite ne quitte pas la grande. Elles ont des noms ?
__ Alma et Cora, répondit la femme.
La petite chèvre vint se frotter contre la jambe de Larry. Sans prendre le temps de réfléchir, il acheta les deux bêtes et les transporta, tremblantes de peur, à l’arrière de la voiture.
Une histoire de fou ! Deux chèvres et une fugitive. D’un certain côté, elles allaient bien ensemble : la fille douce et timide, assise à côté de lui, et les animaux apeurés et caressants derrière.
Sandy ! Combien différente de tous ceux qu’il avait connus. Son père, certes, était tombé victime de ses convictions, mais il s’était surtout battu pour conserver une situation. Furieux de l’avoir perdue, il ne s’en était jamais remis. Sandy ne se battait pas pour une situation, ses buts étaient plus obscurs, complexe. Elle rêvait d’arrêter le monde dans sa course folle. Pas de le détruire. Empêcher la machine infernale d’écraser les individus. La politique ne l’intéressait pas, peu lui importait qui était élu et à quelle place. Le sort de l’humanité, tel était son problème. Rebrousser chemin, revenir à une vie simple, calme et paisible dans la nature.
Larry poursuivit sa route en silence. Il enviait cette fille étrange, sans trop la comprendre, sa sérénité, sa foi tranquille. Il eut aimé s’attacher à elle, la suivre, partager sa calme assurance. Idée folle qu’il repoussa aussitôt, non sans éprouver un singulier sentiment de frustration, un découragement total en face de sa propre insuffisance et de son perpétuel laisser-aller. Tout ce qu’il touchait semblait se désagréger entre ses mains. Rien de solide à quoi se retenir.
‘’ Pas de ceinture de sécurité’’, marmotta-t-il entre ses dents et, si Sandy l’entendit, du moins ne répondit-elle pas.
Il pensait à elle plus tard, dans son atelier. En présence des autres, elle avait parlé. Un petit discours, simple, amis net et direct :
__ Il faut que vous sachiez exactement quels sont les risques que vous prenez en me recevant.
Ceci avec un regard vers Benny assis sur les genoux de Jill.
__ je suis recherchée par la police. En fuite. Vous risquez tous d’être arrêtés pour m’avoir cachée. Si je suis prise, ou quand je le serai, je ne me dégonflerai pas, je ne parlerai pas. Mais ne pouvez compter que sur ma parole. Très peu de gens savent que je suis ici, cependant je peux être dénoncée. Et, quand je serai partie, vous n’en serez pas quittes pour autant ; la menace restera suspendue sur vos têtes. Je désire que vous sachiez bien ce que vous faites. J’ai besoin d’un abri aussi retiré que possible et je ne me montrerai à personne. Quand vous aurez vos visiteurs du week-end, je ne quitterai pas me chambre.
Un long silence avait accueilli cette déclaration. Larry, le cœur battant, avait l’impression de rêver. Ici, dans cette vieille maison délabrée, cinq jeunes, ses amis, en blue-jeans et pieds nus et, devant eux, cette fille évoquant froidement des images d’interrogatoires, d’agents secrets, d’informateurs et le reste ! Dans quel monde vivait-on ? Il songea à son père. Serait-il heureux de voir son fils reprendre le flambeau, ou le traiterait-il d’imbécile de s’être fourré dans un tel guêpier.
Richie, le premier, avait retrouvé la parole, déclarant à Sandy qu’ils avaient envisagé le problème, discuté et décidé de lui venir en aide. Tous avaient approuvé. Seul, Larry avait gardé le silence. Personne ne s’était aperçu qu’il ne disait rien.
Il lui avait cédé sa chambre, l’y avait conduite et, ramassant son sac de couchage, l’avait déposé dans la chambre de benny.
__ J’ai l’habitude de dormir par terre, avait-il dit. Ça m’arrive souvent et, l’été, je dors dehors.
__ Tu as de la chance !
__ viens me retrouver si le cœur t’en dit.
Elle vais souri, mais son regard était demeuré évasif.
‘’ Une nonne ! ‘’ Avait-il songé, agacé par cette froideur lointaine. ‘’ tôt ou tard , je l’aurai ‘’, s’était –il promis, attiré autant par son charme que par l’intense désir de lui prouver qu’après tout elle était comme les autres, une simple créature humaine.
__ entrez, dit-il, comme on frappait à la porte de son atelier.
C’était elle. Un short blanc très court et un pull bleu avaient remplacé l’éternel blue-jean. Ses jambes, longue et fines, brunes, contrastaient avec son visage pâle. Ce changement de tenue la rendait plus féminine, élégante, semblable aux jeunes filles qui jouent au tennis et passent leurs journées au club. Pour peu qu’elle fût restée chez son bourgeois de père et sa mondaine de mère, elle eût relevé son aristocratique petit nez et toisé de haut le fils d’un boutiquier.
Il l’accueillit sans chaleur.
__ puis-je t’être utile, demanda-t-elle.
__ je travaille toujours seul, grommela-t-il pour toute réponse.
Elle avait de grands yeux verts, graves. Légèrement honteux de sa rebuffade, il montre du doigt une corbeille :
__ tiens, voila des perles. Fais-en des colliers.
__ Elles sont belles. As-tu un modèle ?
__ a ton goût. Suis ton inspiration, ce qui te paraîtra le plus joli.
Il reprit son travail, une ceinture, et Sandy, silencieuse, enfila des perles. Le trouble causé par sa présence s’apaisa peu à peu en lui, remplacé par une sorte de quiétude jamais éprouvée. De manière confuse et contradictoire, il sentait néanmoins que se rapprocher de cette fille était pire que de jouer avec des allumettes auprès d’une charge de dynamite.

Le jour de l’ouverture de leur ‘’ maison d’accueil’’ (nul ne s’avisait de lui donner un nom), Larry se rendit compte qu’il n’avait pas fermé l’œil de la semaine. Etendu sur le plancher, dan s son sac de couchage, écoutant la respiration régulière de Benny, il cherchait en vain le sommeil. La pensée de Sandy, endormie dans la chambre voisine, faisait courir dans son corps un frisson d’excitation. Parfois, se levant, il allait jusqu’à sa porte, mais n’osait entrer, retenu par un je ne sais quoi indéfinissable.
Peur ? Timidité ? Ou le fait de se sentir minable ? A bien réfléchir, ce qui l’attirait surtout en cette fille, n’était- ce pas sa foi, cette manière loyale d’aller jusqu’au bout de ses convictions ? Attitude qui lui faisait ressentir plus douloureusement encore sa propre insuffisance. Déprimé, toute sa belle assurance l’abandonnait au moment d’agir.
__ Tu as le béguin pour Sandy, avait déclaré Cléo au cours de la dernière réunion.
__ Et après ? Avait-il répondu.
__ Que comptes-tu faire ?
__ Rien. Pourquoi toujours agir ? A supposer que tu aies raison, ce qui n’est pas prouvé.
Cléo était exaspérée.
__ Évidemment, il faut aller de l’avant. Tu m’énerves. J’ai envie de te secouer comme un prunier. Toujours négatif, comme si ta vie était finie.
Larry avait haussé les épaules.
__ Que veux –tu, bébé, je suis comme ça. Aimez-moi ou lâchez-moi, mais n’essayez pas de me remonter le moral.
La discussion en était restée là.
Tout en travaillant, il songeait à tous les inconnus qui, ce soir, envahiraient la maison.
__ es-tu bien sûre d’être à l’abri dans ta chambre ? demanda-t-il à Sandy, une nuance de raillerie dans la voix. Si quelqu’un s »avise d’aller fouiner là-haut, ou si, par malheur, l’un de ces gosses mettait le feu ?
__ C’est à vous d’empêcher les étrangers de monter se promener là-haut. Quant au feu, c’est un risque à courir. Tâche seulement de ne pas l’allumer toi-même.

Les autres ne comprenaient pas pourquoi Sandy se terrait ainsi dans sa chambre.
__ Tu sais, nous aurons quelques collégiens. Je ne pense que les gens du village, pas plus que ceux de la ville, se dérangent, avait dit Jill. Personne ne fera attention à toi. Tu n’as qu’à mettre ta perruque.
__ Je n’ai pas le droit de courir ce risque, aucun plaisir n’en vaut la peine, merci.
__ Tu es vraiment disciplinée, s’étaient écriées Jill et Cléo, déjà fort impressionnées par la fermeté avec laquelle Sandy avait refusé de parler de son organisation et de répondre à la moindre question.
Elle avait mentionné la destruction de dossiers importants et fait, une seule fois, allusion à d’autres membres travaillant avec elle. Rien de plus.
__ Tu n’as pas confiance en personne, avait-elle riposté. Je suis ici, c’est déjà trop.
Cette réserve le mettait hors de lui. A tort évidemment, mais comment s’empêcher de penser qu’elle dramatisait la situation ? Les autres partageaient plus ou moins ce point de vue. Seul, Sam était à l’aise, discutant politique avec elle et lui prêtant des livres. Jill, Richie et Cléo la traitaient en étranger, admirée certes, mais non comprise.
Ils étaient nerveux en ce jour d’inauguration. Vers le milieu de l’après-midi, Larry soudain entendit un cri, suivi d’une bordée de jurons sonores, venant de la maison. Il sortit de son atelier.
Richie tempêtait au milieu de la cuisine et Sam tentait en vain de l’apaiser.
__ La pire des tuiles ! Clamait-il. Et tu veux que je prenne ça avec le sourire. Nous n’avons pas d’eau. Comprends-tu ? Pas d’eau. Case cette idée dans ton é »paisse cervelle. Plus une goutte d’eau !
__ Ce n’est pas avec des cris que tu la feras revenir, rétorqua Sam agressif.
__ Ça me soulage. Que faire ?
__ jeter un coup d’œil sur la pompe pour commencer.
Larry vint les rejoindre dan s la cave :
__ Tu t’y connais en pompes ? demanda Richie.
__ Pas moindre notion, répondit gaiement Larry.
__ Moi non plus. Et sam pas davantage.
__ Ça ne doit pas être bien compliqué, déclara sam manipulant l’engin, ce qui eut pour seul résultat d’enduire ses mains d’une couche de graisse noirâtre.
‘’ Va à la cuisine et ouvre le robinet, dit-il. Nous verrons si ça coule.
__ pourquoi monter, observa Larry. Il y a une prise d’eau à l’entrée de la cave.
Ses amis le regardèrent et éclatèrent de rire.
__ Il n’y a vraiment que les artistes pour avoir le sens des réalistes, conclut Richie.
__ la pompe fonctionne, mais rien ne vient, constata sam.
__ D’où je conclus que les puits est à sec. Vari, ça tombe bien ! Quelle poisse ! Que faire !
__ allons voir ce puits.
Larry et Richie suivirent sam vers le puits, peu profond, creusé de l’autre coté du ruisseau. Ils le trouvèrent totalement engorgé par la vase et les feuilles mortes, si bien que l’eau ne passait plus. A plat ventre, en quelques instants, ils retirèrent plusieurs seaux de boue.
__ Il fallait que ça arrive aujourd’hui ! Ne cessait de répéter Richie. Aujourd’hui !
__ Il vaut mieux maintenant que ce soir, à l’heure du dîner, rétorqua sam en guise de consolation.
__ Toi et ton sacré optimisme ! Marmotta Larry, après tout, je me demande ce que je fais ici ? J’ai un travail que je voudrais finir avant ce soir.
__ personne ne t’a appelé, riposta sam. Mais pourquoi ne donnerais-tu pas un coup de main en cas d’urgence ? On devient vraiment trop égoïste et personnel ici.
__ La paille et la poutre, railla Larry.
__ Oh ! Assez ! Bouclez-la tous les deux, grogna, Richie.
__ Tu comptes nous obliger à boire ce jus infect ? Protesta Larry considérant l’eau trouble.
__ Ce n’est que de la vase, elle va se déposer au fond, affirma Richie.
Le puits dégagé, Larry revint à ses travaux. Il était mal disposé, énervé par Sandy, furieux contre lui-même. Depuis l’arrivée de cette intruse, il se sentait encore plus différent des autres. Déjà, ça n’avait pas été facile de supporter l’intimité et l’affection existant dans les ménages de ses amis. Vivre seul, en célibataire, ce n’était pas normal. Cette pensée le’ troublait et le fait de n’arriver à rien avec Sandy n’arrangeait pas les choses. Ses amis le raillaient, sans méchanceté, disant qu’il butinait de fleur en fleur. Ce qu’ils ignoraient, c’étaient cette terreur maladive de s’attacher d’une manière quelconques. Il se laissait vite, prétendait-il, ce qui était en partie vraie. Toute liaison représentait un échec dans la mesure où elle le laissait plus solitaire encore. Auprès de Sandy, il avait l’impression qu’il pourrait en être autrement, mais il craignait de s’engager.
Dans la soirée, des cars, venant du collège, amenèrent un joyeux chargement de filles et de garçons, ravis, enthousiasmés de la maison, de l’accueil, du buffet, des chèvres, de tout en fin.
Larry songeait à Sandy, seule dans sa chambre. A un certain moment, il vit sam disparaître dans l’escalier, une assiette à la main. Nul ne s’en aperçut, sauf Cléo, une flamme singulière dans les yeux. Ils échangèrent un regard.
__ sam lui porte à manger, chuchota Larry. Il y met le temps.
__ Zut ! répondit-elle lui tournant le dos.
Quand sam redescendit, peu après, Larry remarqua que Cléo évitait de lui parler.
« Jamais, songeait Larry cette soirée ne prendra fin. Que diable suis-je venu fabriquer ici ? »
Ces gamins et ces gamines, gais, insouciants, l’exaspéraient. De petits idiots qui ne se rendaient pas compte que le monde était un invraisemblable chaos et que, là-haut, au premier, une fille se cachait. Une fille qui, au lieu de batifoler comme eux, avait choisi d’agir. Puis, son irritation se tourna vers lui-même, incapable de s’unir à un groupe ou de conquérir sany. Il se versa une copieuse rasade de l’unique bouteille de gin que Richie conservait précieusement à la cuisine.
Vers onze heures du soir, Larry songeait à monter se coucher ; il ne restait plus qu’une table, passant des disques et buvant le vin qu’ils avaient apporté, quand soudain, un coup frappé à la porte les surprit. Jill alla ouvrir et blêmit. Deux agents de police entrèrent.
Larry sentit son sang se glacer dans ses veines. «Ça y est, pensa-t-il. Chopés ! Ils vont nous arrêter tous. »
En cet instant, il éprouva une véritable haine envers sandy. Comment avait-elle osé venir s’installer chez eux ? Les entraîner dans cette stupide aventure, totalement vaine, car des actes comme les siens n’avaient jamais rien arrêté. Son cœur se soulevait. Ecoeuré, il avait en même temps, honte de sa lâcheté.
__ Qu’y a-t-il pour votre service ?
Sam avait gardé son sang froid et parlait d’un ton naturel.
__ Rien de spécial. Simplement un coup d’œil au passage..
Le plus jeune des deux policiers sourit amicalement. S’adressant au groupe assis autour de la table :
__ Vous avez pris ce vin ici ? Interrogea-t-il d’un air indifférent, tout en tordant sa petite moustache blonde entre ses doigts.
__ Non, bien sûr, nous l’avons apporté, répondit l’un des garçons.
__ Ici, nous ne servons ni vin, ni liqueurs, ni bière, intervint sam. Si vous avez un mandat de perquisition, visitez les lieux.
L’agent secoua la tête :
__ Non, c’est une visite amicale, simplement,. Histoire d’avoir l’œil sur cette jeunesse lâchée dans la nature. En cas de besoin, vous comprenez.
Ils restèrent quelques minutes. Avant de partir, le plus âgé conclut :
__ Ne causez pas d’ennuis. Le pays est calme, tranquille, et nous désirons qu’il le reste. Pas d’orgies, pas de drogue, pas de scandale. Si vous vous tenez correctement, nous ne viendrons pas vous déranger…
Soulagés, ils se retrouvèrent tous les cinq dans la cuisine. Au bout d’un instant, sam se ressaisit :
__ Ne restons pas là. Les mômes, dans la salle, vont se demander ce que nous sommes devenus.
__ Je ne supporterai pas deux fois ce genre d’émotions, déclara Jill.
Richie se mit à rire, gentiment :
__ Où est la grande courageuse qui a tant insisté pour prendre Sandy ?
__ taisez-vous, ne parler pas si fort, chuchota Larry.
Tous les regardèrent :
__ Tu es encore vert de peur, remarqua Cléo.
__ Et toi, tu n’es pas belle à voir non plus, rétorqua-t-il.
__ venez, sortons d’ici.
Et tous de suivre sam dans la grande salle. Larry monta au premier ; il frappa la porte de sandy.
__ C’est moi. Larry.
Elle ouvrit :
__ Ils sont tous partis,
__ Presque. Mais nous avons eu de la visite. Deux flics.
__ Que voulaient-ils ? Interrogea-t-elle, pâle mais maîtresse d’elle même.
__ Rien. Voir si tout se passait bien.
__ Police locale ?
__ Je le crois.
Emu à la vu du petit visage crispé, il ajouta d’un ton plus doux :
__ Ils ne te recherchaient pas, certainement pas.
__ Je ne le pense pas non plus.
Sa voix était calme. Larry jeta un coup d’œil sur l’assiette vide :
__ sam t’a apporté à manger. C’était bon ?
__ excellent.
__ il est resté bien longtemps avec toi.
Irritée, elle coupa court :
__ suffit, Larry. Excuse-moi, j’ai sommeil, je vais me coucher.
Il lui fit face, cherchant à dominer le tremblement qui l’agitait :
__ Pour qui te prend-tu ? Nous causer des peurs pareilles et faire ensuite comme si ça ne te regardait pas.
Elle accusa le coup et il en fut satisfait.
__ Je comprends, ça n’a pas dû être facile, dit-elle très bas. Ici non plus, ce n’était pas drôle.
__ Désolé. Je regrette.
Il fit un pas, comme pour l’embrasser, se détourna et sorti.
Seul, dans son sac de couchage, il se sentit misérable, abandonné. Pourquoi détruisait-il ainsi tout ce qu’il touchait ? Chaque tentative de rapprochement tournait court.
Il essaya de penser à son atelier, au plaisir intense de palper du cuir souple, de sentir des outils dans sa main. Mais ces objets inanimés ne lui apportèrent aucun réconfort.
Echec et mat


Quelques jours plus tard, un soir, ils firent leurs comptes. Chiffres en main, Sam prit la parole :
__ Nous avons perdu de l’argent, annonça-t-il. Dépensé plus que nous n’avons encaissé. La nourriture coûte trop cher.
Tirant sur sa barbe rousse, Richie lui lança un regard noir.
__ Et les restes, sur lesquels nous avons vécu depuis, tu les as décomptés ?
__ Ne prends pas cela pour une insulte personnelle. Richie. Il faut bien que nous fassions nos expériences. J’espérais seulement qu’on arriverait à maintenir la balance en équilibre.
__ Je trouve que la soirée a été un succès, déclara Jill. Formidable ! Tout le monde s’est bien amusé et la cuisine de Richie était sensationnelle.
__ Davantage de légumes et moins de viande la prochaine fois, suggéra Cléo.

SAM s’adressait directement à lui. L’esprit de Larry était ailleurs :

──je ne veux pas me mêler de cette histoire, je vous l’ai dit depuis le début. Je m’occupe de mes affaires, chargez-vous des vôtres. Voir la maison envahie par tout ce peuple, j’avoue que ça ne m’enthousiasme pas.
Tous le regardèrent, surpris :
_ Mais c’était entendu depuis le début. Organiser un lieu d’accueil pour les fins de semaine. Quelque chose de rentable. Nous étions tous d’accord.

Jill, assise près de lui, posa amicalement la main sur son bras :
_tu es malheureux à cause de Sandy. Pourquoi n’est-elle pas descendue assister à la réunion ?
_ça ne l’intéresse pas, répondit Larry. J’ai des soucis, c’est possible. Je suis mal dans ma peau .Et après ?
_c’est idiot de garder Sandy avec nous, explosa Cléo. Elle est folle de rester. J’ai cru mourir de peur l’autre soir, quand ces flics sont entrés.
_tu changes bien vite d’avis, observa Sam. Qui, je te le demande, était tout feu tout flamme pour la prendre ?pourquoi ce revirement ?
_je le sais, moi, insinua doucement Larry .elle trouve que Sandy et toi, vous allez un peu trop bien ensemble.
Larry crut un instant que Sam allait se jeter sur lui ?et se raidit pour affronter le choc. Mais, affichant son air le plus supérieur, ce dernier déclara avec calme :
_tu ne sais pas ce que tu dis. Inutile de discuter.
_pourquoi ? Coupa Cléo .tu prétends toujours qu’il faut s’exprimer. Alors, n’empêche pas Larry de dire ce qu’il pense. Parle, Larry

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